* * *

Pitt et Giordino se rendirent en taxi à l’usine d’énergie solaire, y arrivant une heure avant l’apparition du ministre chinois. Souriant au garde ensommeillé posté à l’entrée, ils montrèrent les deux fausses cartes de presse fournies par Corsov et entrèrent sans difficulté dans l’usine. Elle était construite sur un terrain d’à peine plus de quatre hectares, couvert de dizaines de panneaux solaires noirs afin d’augmenter la production d’électricité de la grande centrale à charbon voisine. Conçue par la compagnie d’électricité dans un but expérimental, elle fournissait à peine la lumière nécessaire pour éclairer un stade de football. Avec plus de deux cent soixante jours de soleil par an, la Mongolie était à même de produire l’énergie solaire dont elle avait besoin, mais cela demandait une technologie très coûteuse qui contrastait fortement avec le niveau de vie de la population.

Se tenant à l’écart de l’estrade, montée à la va-vite, sur laquelle attendaient nerveusement une poignée de représentants du gouvernement et de dirigeants de la centrale, Pitt et Giordino purent aisément se dissimuler derrière un grand panneau solaire proche de l’entrée. Vêtus de manteaux de sport sombres de coupe chinoise et portant des lunettes de soleil en plus de bérets en laine noirs, ils pouvaient facilement passer pour des agents de sécurité locaux aux yeux de quiconque les apercevait de loin. Ils n’eurent pas longtemps à attendre avant que l’escorte motorisée ne passe les grilles avec quelques minutes d’avance et s’approche de l’estrade.

Pitt sourit intérieurement au passage des véhicules peu luxueux qui constituaient le cortège, bien loin de la magnificence des limousines noires de Washington. Un trio de Toyota Land Cruiser, d’une propreté impeccable bien qu’ayant déjà pas mal de kilomètres au compteur, transportaient le ministre chinois et sa petite cohorte d’assistants et d’agents de sécurité. Ce contingent était précédé d’une escorte de sécurité mongole à bord d’une Jeep jaune UAZ quatre portes. Une autre Jeep, équipée d’un pare-buffles probablement abîmé à la suite d’un accident, fermait le cortège. Ces UAZ de construction russe, version civile du véhicule militaire, ressemblaient aux massifs 4x4 International Harves-ter construits aux États-Unis à la fin des années 1960, pensa Pitt.

— Voilà la nôtre, lança Pitt en indiquant la Jeep déglinguée à l’arrière.

— J’espère qu’elle a une radio satellite et un GPS, lança Giordino.

— Je me contenterai quant à moi d’espérer que ses pneus ne datent pas du siècle dernier, murmura Pitt.

Il regarda les deux hommes descendre nonchalamment de voiture avant de disparaître dans le champ de panneaux solaires, tandis que le comité d’accueil venait à la rencontre du ministre chinois. Profitant de cette diversion, Pitt et Giordino gagnèrent la voiture discrètement et s’installèrent à la place des gardes.

— Le voilà, ton GPS, dit Pitt en attrapant une carte routière sur le tableau de bord, qu’il lança sur les genoux de Giordino.

Il sourit en voyant que la voiture n’avait même pas de radio.

À quelques mètres devant eux, le ministre du Commerce M. Shinzhe en finissait déjà avec le comité d’accueil. Après quelques rapides poignées de main, il se dirigea vers les panneaux solaires afin d’écourter sa visite. En moins de dix minutes, il avait remercié les représentants de l’État et remontait dans sa voiture.

— On peut dire qu’il a des fourmis dans les jambes, dit Giordino, surpris par la brièveté de la visite.

— Sans doute a-t-il hâte d’arriver à Xanadu. Cette usine n’est apparemment pas la raison de son déplacement en Mongolie.

Pitt et Giordino se recroquevillèrent sur leur siège tandis que les premières voitures du cortège faisaient demi-tour et repassaient devant eux. Alors Pitt démarra, rattrapant rapidement la troisième Toyota de la file.

La caravane sortit d’Oulan-Bator vers l’est et contourna les monts Bayanzurkh. Le mont Bayanzurkh, un des quatre sommets sacrés qui entourent Oulan-Bator à la façon de points cardinaux, surmontait la chaîne de montagnes de toute sa hauteur. Les splendides montagnes cédèrent peu à peu la place à des prairies vallonnées et désertes, qui se déroulaient à perte de vue. C’était la célèbre steppe au glorieux passé, une étendue de riches pâturages, plate et sans un seul arbre, qui enserrait la Mongolie centrale d’une large ceinture verte. Sous l’effet d’une légère brise, l’herbe d’été, grasse et épaisse, y ondulait, rappelant le mouvement des vagues sur l’océan.

Le véhicule de tête emprunta une route non goudronnée, irrégulière, qui se transforma bientôt en petite route de terre, avant de ne devenir guère plus que deux ornières fendant la prairie. Pitt, en queue de cortège, était obligé de naviguer dans le nuage de poussière soulevé par les autres voitures et balayé par le vent.

La caravane voyagea vers le sud-est, avançant cahin-caha pendant trois heures au milieu des collines herbeuses avant de s’engager sur un petit sentier montagneux. Devant un portail anonyme, la délégation prit une autre route, celle-ci bien entretenue, remarqua Pitt. Elle montait sur plusieurs kilomètres, puis longeait une crête, se rapprochant d’un torrent. Un aqueduc avait été construit sur le cours d’eau et la caravane le suivit, empruntant un virage en épingle à cheveux avant de se trouver au pied d’une propriété ceinte de hauts murs. L’aqueduc perçait la propriété sous le mur de façade non loin de l’arche d’entrée. Deux gardes vêtus de dels en soie colorée se tenaient de chaque côté du massif portail en fer de l’entrée. Comme les véhicules ralentissaient et s’arrêtaient devant la porte, Pitt se mit à réfléchir.

— Tu sais, on ne devrait peut-être pas se joindre au groupe pour la cérémonie d’entrée.

— Tu n’as jamais aimé les bains de foule, fit remarquer Giordino. Est-ce que les autres gardes mongols savent que nous remplaçons leurs copains pour l’après-midi ?

— Je ne sais pas. Et mieux vaut ne pas essayer de le découvrir.

Giordino regarda l’entrée et plissa les yeux.

— Un problème mécanique ? demanda-t-il.

— Je pensais à un pneu crevé.

— C’est comme si c’était fait.

Se glissant hors du véhicule, Giordino rampa derrière le pneu avant et ôta le bouchon de la valve. Après y avoir enfoncé une allumette, il attendit patiemment qu’un souffle d’air s’en échappe en sifflant. En quelques secondes, le pneu était complètement à plat.

Giordino revissa le bouchon et à peine était-il remonté dans la Jeep que les portes s’ouvrirent.

Pitt suivit la file de voitures, mais s’arrêta au portail. Lorsque l’un des gardes le dévisagea, l’air mécontent, il montra le pneu à plat. Le garde hocha la tête et aboya quelques mots en mongol à l’intention de Pitt, tout en lui faisant signe de tourner à droite juste après l’entrée de la propriété.

Pitt roula ostensiblement lentement derrière les autres voitures tout en étudiant rapidement le domaine. Face à eux se dressait la magnifique résidence en marbre, devant laquelle s’étendaient les jardins à la française. Pitt n’avait pas la moindre idée de ce à quoi ressemblait le véritable Xanadu des siècles auparavant, mais l’édifice qui s’offrait à sa vue était en lui-même spectaculaire. L’arrivée du ministre avait été préparée avec tous les honneurs : deux gardes montés sur des chevaux blancs comme neige conduisirent le cortège jusqu’au portique à colonnes. Un drapeau chinois claquait au vent près d’un ensemble composé de neuf grands mâts en bois. Pitt remarqua qu’une touffe de fourrure blanche ressemblant à une queue de renard se balançait au sommet de chaque mât. Tandis que le cortège approchait de la résidence, Pitt détailla les hôtes du comité d’accueil afin d’y distinguer Borjin, mais il se trouvait trop loin pour voir les visages.

— Tu vois Tatiana quelque part ? demanda-t-il en tournant vers le bâtiment sur la droite.

— Je vois au moins une femme debout sur le perron, mais impossible de savoir si c’est elle, dit Giordino en plissant les yeux.

Pitt conduisit la voiture vers le garage après avoir passé la grande porte coulissante et s’arrêta à côté d’un atelier flanqué de coffres à outils. Arrivée bruyante en raison du pneu à plat qui résonnait fortement sur le sol en béton. Un mécanicien coiffé d’une casquette rouge arriva en courant, criant et faisant des signes aux occupants de la Jeep. Pitt ignora les discours de l’homme et lui dédia son plus beau sourire.

— Pffft, dit-il en montrant le pneu.

Le mécanicien fit le tour de la voiture et examina l’œuvre de Giordino, puis il regarda les deux hommes par le pare-brise et hocha la tête. Se détournant, il alla au fond de l’atelier, d’où il revint avec un cric rouleur.

— C’est le moment d’aller faire un tour, dit Pitt en sortant de la voiture.

Giordino le suivit vers l’entrée du garage, devant laquelle ils firent mine de patienter en attendant que le pneu soit réparé. Mais plutôt qu’observer le mécanicien, ils étudièrent attentivement l’intérieur du garage qui, contrairement aux 4x4 dernier cri garés juste devant, était rempli de grosses camionnettes et de matériel de terrassement. Giordino posa le pied sur un chariot de maintenance garé près de la porte et étudia une fourgonnette marron poussiéreuse.

— Regarde celle-ci, dit-il à mi-voix. Elle ressemble bien à celle du lac Baïkal.

— Oui, en effet. Et le semi-remorque là-bas ? fit Pitt avec un geste de la main.

Giordino regarda le véhicule, qui était vide à l’exception d’une bâche et de quelques cordes roulées sur le côté.

— Notre camion mystère !

— Peut-être, répondit Pitt, qui se mit à observer le jardin et le bâtiment voisin.

— Notre immunité ne durera pas longtemps, dit-il en faisant un geste vers le bâtiment. Allons voir à côté.

Adoptant une allure décidée comme s’ils connaissaient le complexe comme leur poche, ils se dirigèrent vers le bâtiment en briques. Dépassant une grande plate-forme de chargement, ils poussèrent la porte vitrée. Pitt s’attendait à tomber sur un bureau d’accueil, mais ils étaient au milieu d’un grand atelier qui communiquait avec le quai de chargement vide. Des machines de contrôle et des circuits imprimés étaient répartis devant les postes de travail, auxquels bricolaient des hommes en blouse blanche antistatique. L’un d’eux, aux petits yeux perçants cachés derrière des lunettes à monture d’acier, se releva pour observer Pitt et Giordino d’un air soupçonneux.

— Stualét ? demanda Pitt en se rappelant le mot « toilettes » en russe qu’il avait retenu en Sibérie.

L’homme étudia Pitt un instant, puis hocha la tête en désignant un couloir qui partait du centre de la pièce.

— Sur la droite, dit-il en russe, avant de se rasseoir et de recommencer à travailler.

Pitt et Giordino passèrent devant les deux hommes et empruntèrent le couloir.

— Quelles compétences linguistiques impressionnantes, souffla Giordino.

— Ce n’est que l’un des presque cinq mots que je connais en russe, se vanta Pitt. Je me suis souvenu de Corsov affirmant que la plupart des Mongols parlaient un peu russe.

Ils progressèrent doucement dans le couloir pavé, qui faisait six mètres de large et presque autant de haut. Des traces noires au sol indiquaient que l’on avait dû y traîner de lourds objets. Bordé par de grandes portes vitrées, on y apercevait de petits laboratoires débordant de matériel électronique. Parfois, un bureau Spartiate interrompait cette succession de locaux techniques. Le bâtiment tout entier était étrangement froid et silencieux, excepté la poignée de techniciens qui semblaient y travailler.

— On se croirait plus chez Radio Shack[1] que dans une station-service Exxon, fit Giordino.

— J’ai l’impression qu’il y a autre chose qui les intéresse que pomper du pétrole. Ce qui laisse peu de chances de tomber sur Theresa et les autres.

Passant devant les toilettes, ils suivirent le couloir jusqu’à tomber sur une épaisse porte métallique surélevée. Après un coup d’œil alentour, Pitt tourna la poignée et poussa la lourde porte qui s’ouvrit sur une vaste salle. Celle-ci occupait toute l’extrémité du bâtiment, et son plafond s’élevait à près de dix mètres. D’innombrables rangées de piques de forme conique dépassaient des murs, du plafond et même du sol, donnant au lieu l’apparence d’une chambre médiévale dédiée à la torture. Mais ces pointes-là étaient en caoutchouc mousse et ne présentaient aucun danger, ce qui soulagea Pitt lorsqu’il les pinça.

— Une chambre anéchoïque, dit-il.

— Construite pour absorber les ondes radio électromagnétiques, ajouta Giordino. On trouve plutôt ces trucs-là dans des entreprises d’aéronautique et de défense, afin de tester le matériel électronique sophistiqué.

— Eh bien le voilà, ton matériel sophistiqué, dit Pitt.

Au-dessus du sol en mousse, au milieu de la pièce, se dressait une grande plate-forme sur pilotis. Une dizaine de grands meubles en métal y étaient entassés, à côté de plusieurs baies de matériel informatique. Un instrument en forme de torpille était suspendu à un portique au centre de la plate-forme, ouverte. Pitt et Giordino traversèrent la passerelle qui menait de la porte à la plate-forme.

— Ce n’est pas un équipement pétrolier, lança Pitt en observant le matériel.

Les meubles et les étagères contenaient plus de quarante modules de la taille d’un ordinateur reliés les uns aux autres par plusieurs mètres de gros câble noir.

Chaque baie était équipée d’un petit affichage à diode électroluminescente et de plusieurs appareils de mesure de puissance. Une grande boîte, enfermant des cadrans sur lesquels étaient inscrits erweiterung et frequenz, se trouvait à l’extrémité, à côté d’un moniteur et d’un clavier.

Pitt étudia les inscriptions sur le matériel et fronça les sourcils, en proie à la curiosité.

— Mes compétences en langues étrangères datent du lycée et sont assez limitées, mais ces cadrans sont allemands. Je crois que le deuxième mot, c’est fréquence.

— De l’allemand ? J’aurais cru que le russe et le chinois seraient plus en vogue ici.

— La plupart du matériel électronique semble aussi de fabrication allemande.

— Il y a une grande puissance là-dedans, dit Giordino en observant la rangée d’armoires radio câblées en série. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne peux que jouer aux devinettes. Les grandes armoires semblent être des émetteurs radio standards. Les ordinateurs, eux, doivent être utilisés pour traiter certaines données. Puis nous avons le trépied suspendu.

Il se retourna pour examiner l’appareil, qui était constitué de trois tubes attachés ensemble et qui mesurait plus de trois mètres de haut. Les extrémités inférieures s’évasaient à la base, attachées au sol par un épais matériau en feutre. De celles du haut, bien au-dessus de la tête de Pitt, émergeait un épais faisceau de câbles reliés aux baies d’ordinateurs.

— Cela ressemble à des espèces de capteurs amplifiés, mais plus gros que ce que j’ai jamais vu. Cela pourrait être un système d’imagerie sismique amélioré utilisé pour la prospection pétrolière, dit-il en étudiant l’appareil en forme de tripode qui pendait à la verticale de la plate-forme.

— Ce serait du matériel plus sophistiqué que celui que j’ai l’habitude de voir sur des forages.

Pitt regarda quelques manuels et carnets que l’on avait posés à côté. En les feuilletant rapidement, il remarqua qu’ils étaient tous rédigés en allemand. Il ouvrit ce qui semblait être le manuel d’utilisation principal et en déchira les premières pages, qu’il fourra dans sa poche.

— Un peu de lecture pour le trajet de retour ? s’enquit Giordino.

— Un peu de pratique pour mes conjugaisons allemandes.

Pitt referma le manuel, puis ils repassèrent la passerelle et sortirent de la pièce. Dans le couloir, ils entendirent un bruit soudain qui provenait du labo à l’autre extrémité.

— L’indic a dû nous balancer, fit Giordino.

— Il y a des chances, dit Pitt en scrutant le couloir.

Il recula de quelques pas, laissant ouverte la porte de la chambre anéchoïque, puis se retourna vers Giordino.

— Peut-être que nous pouvons nous faufiler sans qu’ils nous voient.

Ils remontèrent rapidement le couloir, puis Pitt ouvrit la porte d’un des labos vitrés et se glissa à l’intérieur. Giordino le suivit, referma derrière lui et éteignit la lumière. Alors qu’ils se dissimulaient pour ne pas être vus depuis la fenêtre du couloir, ils furent pris à la gorge par une étrange odeur chimique qui imprégnait la pièce. Dans la pénombre, Pitt distingua un certain nombre de cuves en acier, ainsi qu’une table pleine de petites brosses et de cure-dents.

— Je crois qu’ils mordent à l’hameçon, chuchota Giordino.

Le bruit de pas s’était rapproché d’eux, mais l’homme les dépassa et s’éloigna. Giordino, à travers la vitre, en voyait deux autres se diriger vers la chambre anéchoïque.

— Trouve-moi un balai, chuchota-t-il à Pitt avant d’ouvrir la porte en grand.

En un éclair, il s’élança dans le couloir. Mais au lieu de gagner la sortie, il se précipita sur les deux hommes. Comme un joueur de deuxième ligne effectuant une rotation backside à l’aveugle, il percuta le dos des deux hommes tandis qu’ils étaient tournés vers la chambre. On aurait dit une balle de bowling renversant les deux dernières quilles pour réaliser un « spare », se dit Pitt. Les deux hommes tombèrent la tête la première sur le sol rembourré. Avant même qu’ils aient compris ce qui leur arrivait, Giordino s’était relevé et avait refermé la porte sur eux. Pitt arriva un instant plus tard armé d’un balai-serpillière trouvé près des toilettes, dont il cassa un bon mètre du manche. Giordino le passa dans la poignée de la porte afin de le coincer dans l’encadrement.

— Cela devrait nous donner un peu d’avance, dit-il en frottant son épaule endolorie.

Pitt sourit en entendant les cris des hommes, qui leur parvenaient transformés en murmures en raison de l’insonorisation de la pièce.

Ils longeaient le couloir lorsque Pitt s’arrêta brusquement devant le labo où ils s’étaient cachés.

— Simple curiosité, dit-il en allumant les lumières avant d’entrer.

— Voilà ce qui te perdra !

Pitt se dirigea droit sur les cuves remplies d’un liquide clair qui sentait le formol. Il s’arrêta devant l’une d’elles, remarquant un objet brillant qui reposait tout au fond, sur un plateau. Trouvant une paire de pinces, il sortit l’objet et l’essuya sur une serviette.

C’était un pendentif en argent, sculpté en forme de diamant. Un faucon ou un aigle à deux têtes était gravé sur le bord supérieur, au-dessus d’une pierre rouge brillante qui étincelait au centre du bijou. Une fine inscription en caractères arabes courait sous la pierre. Il semblait antique et précieux, comme s’il avait été fabriqué pour une femme de la noblesse.

— Un laboratoire de conservation de reliques archéologiques en plein milieu d’une usine électrotechnique ? fit Pitt. C’est étrange comme alliance.

— Peut-être que le propriétaire est un grand collectionneur... Et maintenant, si on sortait d’ici avant que nos amis se souviennent qu’ils sont armés ?

Pitt glissa le pendentif dans sa poche, puis éteignit la lumière et suivit Giordino dans le couloir à vive allure. Lorsqu’ils atteignirent le grand atelier, ils se dirigèrent directement vers la sortie tandis que l’ingénieur en blouse blanche les dévisageait avec surprise.

— Merci pour l’arrêt pipi, lança Pitt en souriant avant de disparaître.

À l’extérieur, le vent avait forci, balayant la propriété de rafales tourbillonnantes de poussière épaisse. Pitt et Giordino regagnèrent le garage, où le mécano se débattait encore avec les écrous pour démonter la roue avant. Pitt sortit sur le seuil afin d’observer la résidence principale de l’autre côté de la pelouse, à une telle distance qu’il distinguait à peine les deux agents de sécurité mongols discutant nonchalamment sur le perron. Deux autres hommes se tenaient de part et d’autre de la grande porte d’entrée.

— S’ils n’ont pas laissé entrer nos camarades de la sécurité mongole, je ne crois pas qu’ils feront une exception pour nous.

— Il va falloir trouver une autre entrée. Si Theresa et les autres sont détenus ici, c’est forcément dans ce bâtiment, déclara Giordino en scrutant le jardin. Nous n’aurons pas beaucoup de temps pour faire le tour de la propriété avant que nos femmes de chambre ne s’échappent.

— On n’est pas obligés de faire le tour à pied, précisa Pitt.

De retour au garage, il fit un signe de tête vers la voiturette de jardinage garée près de la porte tout en vérifiant que la clé était bien dessus. Alors que personne ne faisait attention à eux, il attrapa le volant et dirigea le petit véhicule vers la sortie. Giordino vint l’aider, soulevant presque la voiturette. Une fois hors de vue des ouvriers, Pitt sauta à l’intérieur et démarra.

Réservée habituellement à l’entretien du parcours de golf, la voiture verte ne possédait qu’un minuscule coffre. Pitt appuya à fond sur l’accélérateur, les pneus arrière projetant une gerbe de gravillons. Il remarqua sur la droite deux hommes à cheval sortant de l’écurie située à l’extrémité du bâtiment du laboratoire, et qui disparurent soudainement derrière un tourbillon de poussière. Il tourna alors rapidement le volant vers la gauche pour se diriger vers l’autre côté de la propriété.

La voiturette passa devant l’entrée principale en suivant un petit chemin sans que les gardes lui prêtent attention. Pitt ralentit lorsqu’ils arrivèrent face à un petit pont ornemental. En dessous, les eaux profondes amenées par l’aqueduc du torrent tout proche coulaient par les nombreux canaux qui sillonnaient les jardins.

— Joli système d’irrigation, fit remarquer Giordino lorsque Pitt arrêta la voiturette sur le pont.

Sur leur gauche, ils apercevaient la partie supérieure de deux grandes canalisations qui permettaient à l’eau de passer sous le mur de la propriété avant de rejoindre les différents canaux. Pitt longea le mur extérieur jusqu’à l’aile gauche de la résidence. À l’exception du portique à colonnes principal devant lequel étaient toujours postés les deux agents de sécurité et les gardes, il ne semblait pas y avoir d’autre accès au bâtiment.

Devant eux, le mur d’enceinte se terminait brutalement au bord d’un précipice. De l’autre côté du mur, une canalisation souterraine recrachait l’eau sortant des canaux en une cascade artificielle qui dégringolait le long de la montagne avant de rejoindre le cours d’eau. Pitt gara la voiturette derrière un arbre et s’approcha du bord. Un fossé séparait le mur de la résidence, trop profond pour y faire passer la voiturette, mais pas aussi abrupt que le précipice de la cascade. Un petit sentier descendait en lacet jusqu’à un étroit plateau qui constituait la fondation du bâtiment. Au-delà de l’étroit plateau, le terrain descendait en pente raide sur plus de cinq cents mètres, rendant inutile un mur d’enceinte à l’arrière.

— Tu penses à la porte de derrière ? fit Giordino.

— C’est soit ça, soit repasser par la porte d’entrée. Espérons juste qu’il y a bien une autre porte.

Ils se mirent à dévaler la courte piste fortement inclinée trouée d’empreintes de sabots. Sous l’effet des rafales de vent, l’air était saturé de petites gouttes issues de la cascade toute proche. L’humidité les transperçait jusqu’aux os. Une fois arrivés à l’arrière de la résidence, ils constatèrent qu’elle était construite sur une petite saillie bordée par une paroi rocheuse.

— Il n’y a pas vraiment de sorties de secours dans cet endroit presque inaccessible, hein ? fit Giordino en découvrant le mur rocheux qui semblait courir sur toute la longueur du bâtiment.

— Les pompiers ne doivent pas venir souvent... Pas sûr que ça réponde aux normes de sécurité !

Ils s’approchèrent du centre de la maison, collés à la roche de manière à rester hors de vue. Le vent soufflait fort à présent et les deux hommes enfoncèrent leur béret afin de protéger leurs yeux de la poussière.

Une fois au bout de la cour, ils se glissèrent derrière une petite haie pour étudier les lieux. Ils remarquèrent immédiatement la porte d’entrée qui bordait la cour et les deux gardes qui s’y tenaient.

— Tu veux tester tes compétences linguistiques avec ces deux-là ? demanda Giordino soudain sérieux.

N’ayant aucune certitude que Theresa ou les autres s’y trouvaient, Pitt n’avait pas vraiment envie de se battre. Mais leur situation était déjà fortement compromise, ils n’avaient donc plus grand-chose à perdre. Il fallait en avoir le cœur net.

— Cette haie qui traverse la cour s’étend presque jusqu’à la porte, fit-il remarquer. Si on peut passer jusqu’à ce bâtiment en pierre et contourner par l’arrière, peut-être pourrons-nous nous approcher doucement pour les surprendre.

Giordino hocha la tête en observant le vieux bâtiment en pierre de l’autre côté de la cour. Ils attendirent qu’un épais tourbillon de poussière soit soulevé par le vent pour s’élancer. Une fois arrivés au bâtiment rond, ils se recroquevillèrent sous l’arcade, ne quittant pas du regard les deux gardes de l’autre côté de la cour. Les agents de sécurité étaient toujours debout à côté de la grande porte, légèrement en retrait pour échapper à la morsure du vent. Pitt et Giordino avaient réussi à passer sans être vus.

Du moins le croyaient-ils.

21

Après un trajet cahoteux de quatre heures à travers les montagnes et les steppes de Mongolie centrale, sur une route qui n’en était même pas une, le ministre du Commerce, M. Shinzhe, était convaincu de l’inutilité d’un tel voyage. Il n’y avait aucun gisement de pétrole miraculeux en Mongolie. Il n’avait pas vu un seul puits pendant tout son périple. C’était la faute du président Fei, qui préférait souvent se battre contre des moulins à vent plutôt que d’accepter la réalité. Sauf que c’était Shinzhe qui avait hérité du costume de don Quichotte.

Le ministre du Commerce, irrité, s’attendait à ce que son chauffeur le dépose devant une yourte, et imaginait presque le président d’Avarga venant à sa rencontre monté sur un poney galeux. Sa colère et son dégoût s’adoucirent néanmoins rapidement lorsque le cortège poussiéreux passa les grilles de l’imposante propriété de Tolgoï Borjin. Arriver en un tel lieu au milieu de nulle part justifiait peut-être leur voyage. En s’arrêtant devant l’élégante demeure, Shinzhe eut la confirmation que Borjin n’était pas un simple gardien de troupeau.

Son hôte, vêtu d’un costume européen bien coupé, s’inclina profondément lorsque Shinzhe descendit de voiture. L’interprète à ses côtés traduisit les salutations en mandarin.

— Bienvenue, monsieur le ministre. J’espère que vous avez fait un agréable voyage.

— La nature mongole est si magnifique, répondit Shinzhe, diplomate, tout en frottant la poussière de ses yeux.

— Puis-je vous présenter ma sœur, Tatiana, qui dirige les opérations.

Tatiana s’inclina gracieusement devant Shinzhe, qui nota au passage qu’elle affichait le même air méprisant que Borjin. Shinzhe sourit chaleureusement, puis se mit en devoir de présenter son entourage. En se retournant, il put admirer un groupe de cavaliers en tenues de guerriers de part et d’autre de l’allée.

— J’ai beaucoup entendu parler des chevaux mongols, dit Shinzhe. Élevez-vous des chevaux, M. Borjin ?

— Seulement quelques-uns qui sont montés par mon équipe de sécurité. J’exige de tous mes employés qu’ils soient bons cavaliers et experts au tir à l’arc.

— Un hommage au passé tout à fait fascinant, dit Shinzhe.

— C’est également très pratique. Dans ces régions reculées, un cheval mongol peut aller là où aucun véhicule ne passe. Et certaines techniques guerrières restent fort utiles. La technologie moderne est nécessaire et irremplaçable, mais mes ancêtres ont conquis la moitié du monde grâce au cheval et à l’arc. Ces compétences sont encore tout à fait bienvenues aujourd’hui. Je vous en prie, échappons à ce vent infernal et détendons-nous à l’intérieur, dit Borjin en conduisant le groupe vers la porte principale.

Ils empruntèrent ensuite le long couloir jusqu’à la grande pièce du fond. Admirant les nombreuses antiquités qui décoraient le couloir, Shinzhe s’arrêta devant une sculpture en bronze représentant un cheval qui caracolait. L’étalon d’un vert patiné se reflétait sur une mosaïque colorée encadrée sur le mur.

— Quelle magnifique sculpture, fit Shinzhe qui avait reconnu sa facture chinoise. Dynastie Yuan ?

— Non, dynastie Song, un peu plus ancien, répliqua Borjin, impressionné par l’œil du ministre. La plupart des pièces de cette maison datent du début du treizième siècle, de l’époque des grandes conquêtes dans l’histoire mongole. La mosaïque sur le mur est une œuvre ancienne qui vient de Samarcande, et le piédestal sculpté sur lequel repose la statue est indien, aux alentours de 1200. Etes-vous collectionneur ?

— Pas à proprement parler, dit le ministre avec un sourire. Je possède quelques modestes pièces de porcelaine des dynasties Yuan et Ming, mais c’est tout. Je suis très impressionné par votre collection. Les objets de cette époque sont plutôt rares.

— Je connais un antiquaire à Hong Kong, expliqua Borjin, le visage fermé.

Le groupe parvint à la salle de réunion au bout du couloir. Ses immenses fenêtres qui allaient du sol au plafond offraient une vue panoramique exceptionnelle, sauf qu’on ne voyait que peu de choses au-delà de la cour et du sanctuaire juste en dessous. Les vents violents obscurcissaient tout, et en raison des fortes rafales les lointaines steppes n’apparaissaient à travers la brume que par intermittence. Borjin passa devant un salon pourvu de canapés et d’un bar, pour inviter le groupe à prendre place autour d’une table de réunion en acajou.

Borjin s’assit en bout de table, dos au mur. Derrière lui, un ensemble impressionnant d’étagères exposait tout un arsenal médiéval. Une collection de lances et d’épées anciennes occupaient la moitié du mur tandis que plusieurs arcs en composite et des flèches à pointe en métal, fabriqués à la main, se partageaient l’autre moitié. Des casques en métal ronds surmontés de plumeaux de crin s’alignaient sur l’étagère supérieure, derrière quelques objets ronds en terre cuite ressemblant à des grenades primitives. Tel un gardien, un immense faucon empaillé déployait ses ailes de toute leur envergure. La tête de l’oiseau était inclinée vers l’arrière et son bec acéré entrouvert laissaient penser qu’il lançait un ultime cri d’agonie.

Shinzhe promena son regard des armes au faucon, puis du faucon au collectionneur, frémissant involontairement. Il y avait chez lui quelque chose de sauvage qui l’apparentait au faucon. Ses yeux froids trahissaient une brutalité cachée. Shinzhe n’aurait pas été surpris de voir son hôte décrocher une des lances du mur et transpercer un homme sans la moindre hésitation. Alors que l’on posait une tasse de thé devant lui, le ministre du Commerce tenta de chasser cette pensée afin de se concentrer sur l’objet de sa visite.

— Mon gouvernement a bien reçu votre proposition qui est de fournir à notre pays une quantité importante de pétrole brut. Les dirigeants du parti vous sont reconnaissants pour cette offre, mais restent très intrigués par votre générosité. J’ai été mandaté par le parti pour valider votre proposition et discuter des aspects financiers qui scelleront notre accord.

Borjin se pencha en arrière dans son fauteuil et se mit à rire.

— Oui, bien sûr. Pourquoi la Mongolie, ennemie haïe de Cathay depuis un millier d’années, désirerait-elle soudain soutenir sa voisine du Sud aujourd’hui en détresse ? Comment un territoire poussiéreux de sable et d’herbe, habité par des paysans et des gardiens de troupeaux en haillons, se révélerait-il soudain riche en ressources naturelles ? Eh bien je vais vous le dire. C’est parce que vous nous avez faits prisonniers de notre propre terre. Vous et les Russes nous avez barricadés contre le reste du monde pendant des décennies. Nous sommes devenus une terre isolée, une île figée dans une époque et un lieu oubliés. Mais j’ai bien peur, monsieur le ministre, que cette époque ne soit révolue. Voyez-vous, la Mongolie est à bien des égards un pays riche, sauf que vous n’avez pas pris le temps ni fourni les efforts nécessaires pour en bénéficier lorsque vous en aviez l’occasion. C’est seulement aujourd’hui que des entreprises occidentales se bousculent pour venir s’installer ici et développer nos mines, couper le bois de nos forêts. Mais ils arrivent trop tard pour le pétrole. Car alors que personne ne s’intéressait à l’exploration de nos sols, nous redoublions d’efforts pour en récolter les fruits. Et cette heure est arrivée.

Il fit un signe à Tatiana, qui prit une carte sur un bureau puis la déroula devant le ministre chinois. Saisissant deux sculptures en jade sur la table, elle s’en servit pour faire tenir le document.

Il s’agissait d’une carte de la Mongolie. Un ovale rouge irrégulier couvrait une section proche de la frontière sud-est, faisant penser à une amibe qui se serait noyée dans du merlot bon marché. La zone s’étendait sur près de quatre-vingts kilomètres et son extrémité inférieure longeait la frontière de la Mongolie-Intérieure, territoire chinois.

— Le gisement Temüdjin. Un bassin naturel à côté duquel votre vieux gisement Daqing ressemble à un crachoir, dit Borjin en faisant allusion au plus grand gisement chinois, aujourd’hui sur le déclin. Nos puits expérimentaux prédisent des réserves potentielles allant jusqu’à quarante milliards de barils de brut, soit plus d’un trillion de mètres cubes de gaz naturel. Les millions de barils que nous pouvons vous vendre ne représentent qu’une faible part...

— Pourquoi une telle découverte n’a-t-elle eu aucun écho ? demanda Shinzhe avec une pointe de scepticisme dans la voix. Je n’ai entendu parler d’aucune trouvaille de ce genre si près de notre frontière.

Borjin sourit de ses dents de requin.

— Peu de gens hors de cette pièce sont au courant de ces gisements, dit-il de façon énigmatique. À commencer par mon propre gouvernement. Sinon comment aurais-je pu acquérir un permis d’exploitation sur toute la région ? Il y a bien eu quelques tentatives d’exploration mineures en Mongolie, mais elles ont toutes manqué le jackpot, si je puis dire. Une certaine technologie, aujourd’hui brevetée, nous a permis presque accidentellement de découvrir ces richesses, dit-il avec un sourire. Les réserves sont si profondes que cela explique en partie pourquoi elles n’ont pu être détectées par les équipes de prospection précédentes. Mais je n’ai pas besoin de vous ennuyer avec les détails. Disons seulement qu’un certain nombre de puits tests ont confirmé les premières estimations.

Le visage de Shinzhe avait blêmi. Il n’avait guère d’autre choix que d’accepter l’existence de ce vaste gisement de pétrole. Le fait qu’il soit en la possession d’un charlatan arrogant à la moralité douteuse le rendait malade. Shinzhe avait une mauvaise main, quand Borjin avait toutes les cartes.

— Qu’il y ait du pétrole dans votre sous-sol est une chose, mais que vous soyez en mesure de le livrer sous quatre-vingt-dix jours en est une autre, répondit sobrement le ministre chinois. Vous affirmez néanmoins que cela est possible, or je ne vois pas comment.

— Vous y avez un rôle important à jouer, mais c’est tout à fait faisable, répondit Borjin.

Il se tourna vers Tatiana pour lui demander de dérouler la deuxième carte. Celle-ci concernait la Mongolie et le nord de la Chine. Un réseau de lignes rouges sillonnaient les possessions chinoises.

— Voici les oléoducs existant en Chine, expliqua Borjin. Si vous regardez celui du nord-est récemment achevé, de Daqing à Pékin, vous pouvez voir cet embranchement vers le terminal portuaire de Qin-huangdao.

Shinzhe, en étudiant la carte, remarqua une petite croix que l’on avait tracée le long d’un pipeline qui parcourait la Mongolie-Intérieure.

— La croix est à trente kilomètres de la frontière mongole et à quarante kilomètres d’un oléoduc dont je suis moi-même la construction jusqu’à la frontière. Vous n’aurez qu’à prolonger l’oléoduc jusqu’à ce qu’il atteigne l’axe Daqing-Pékin pour que le pétrole coule à flots.

— Quarante kilomètres d’oléoduc ? Cela ne pourra pas se faire en quatre-vingt-dix jours.

Borjin se leva et fit les cent pas autour de la table.

— Allons donc, les Américains posaient dix kilomètres de rail par jour dans les années 1860 pour construire leur ligne de chemin de fer transcontinentale. J’ai pris la liberté de tracer l’itinéraire et même déjà commandé chez un fournisseur la quantité nécessaire de tuyau. Si vous le souhaitez, je peux aussi vous fournir temporairement le matériel de terrassement. Franchement, pour le pays qui a construit le barrage des Trois Gorges, cela ne devrait être qu’un jeu d’enfant.

— Vous semblez avoir bien étudié nos besoins, déclara Shinzhe avec un mépris voilé.

— Comme il se doit de la part d’un bon partenaire en affaires, fit Borjin en souriant. Et mes exigences en retour sont simples. Vous devrez payer chaque baril cent quarante-six mille togrogs ou cent vingt-cinq dollars américains, et rétrocéder les territoires de la Mongolie du Sud, ou la région autonome de la Mongolie-Intérieure, comme vous préférez sottement l’appeler. De plus, je demande que vous me fournissiez un oléoduc direct et exclusif jusqu’au port de Qinhuangdao, ainsi qu’une installation portuaire d’où je pourrai exporter les surplus de pétrole.

Tandis que Shinzhe restait bouche bée devant ces demandes, le Mongol lui tourna le dos et regarda par la fenêtre les vents tourbillonnant comme des langues de feu. Son regard fut soudainement attiré par un mouvement dans la cour. Deux hommes vêtus de costumes sombres couraient vers le sanctuaire. Borjin observa les deux silhouettes qui faisaient le tour du bâtiment, puis réapparaissaient près de l’entrée avant de pénétrer dans le bâtiment. Il lança d’une voix étranglée en se retournant :

— Si vous voulez bien m’excuser un instant, j’ai une affaire urgente à régler.

Tournant les talons avant que Shinzhe n’ait pu dire un mot, Borjin quitta la pièce à grandes enjambées.

22

Les vents ayant brusquement faibli, Pitt et Giordino furent contraints de rester cachés sous le porche de l’édifice en pierre. Pitt leva les yeux afin d’admirer la grande galerie qui menait à la pièce principale. Bien que la construction semblât ancienne, elle avait manifestement été refaite à l’identique ou restaurée, comme le montrait la couche lisse de mortier entre les pierres. Étant située au centre de la cour, la résidence principale avait sans doute été construite tout autour.

— Un temple bouddhiste ? demanda Giordino, en remarquant la lueur vacillante de bougies au bout du couloir.

— Probablement, répondit Pitt qui savait que le bouddhisme était la religion principale en Mongolie.

Piqués par la curiosité, et attendant que le vent se lève de nouveau, les deux hommes empruntèrent le large couloir jusqu’à la pièce principale.

La salle, éclairée par une dizaine de torches et de bougies, ressemblait davantage à un mausolée qu’à un temple. En plus du petit autel en bois érigé au fond de la pièce, les deux hommes furent surpris d’y découvrir deux sarcophages en marbre. Le marbre blanc des tombeaux semblait récent, laissant supposer que les occupants y avaient été enterrés dans les trente dernières années. Bien que Pitt ne sût pas lire les caractères cyrilliques gravés sur les blocs, il devina, d’après le récit que lui avait fait Corsov de la vie de Borjin, qu’il s’agissait des tombeaux des parents de ce dernier.

Il ne pouvait toutefois imaginer qui était celui qui se trouvait au centre de la crypte. En effet, posé verticalement sur un piédestal en marbre poli se dressait un sarcophage en granit sculpté qui semblait bien plus vieux que les deux autres. Bien qu’il ne soit pas immense, il était recouvert de fresques sculptées de chevaux et d’animaux sauvages protégées par une couche de peinture, qui s’était fortement élimée avec le temps.

À la tête du tombeau, neuf poteaux s’élevaient dans les airs, un morceau de fourrure blanche accroché à chacun d’eux, tout comme ceux qu’ils avaient vus à l’entrée de la résidence.

— C’est une bien belle dernière demeure, dit Giordino en observant le tombeau.

— L’illustre M. Borjin doit être de haut lignage, répondit Pitt.

Giordino remarqua derrière le sarcophage un objet caché sous l’autel.

— On dirait qu’ils vont avoir besoin d’un autre cercueil, dit-il en faisant un signe de tête vers l’objet.

Le corps, qu’ils n’avaient pas vu en entrant dans la pièce, était allongé sur un banc en dessous de l’autel. Pitt et Giordino s’approchèrent et furent choqués de reconnaître Roy, à demi caché sous une fine couverture, le manche de la flèche dépassant encore de sa poitrine.

— Theresa et Wofford sont ici, fit Giordino d’une voix éteinte.

— Espérons qu’ils n’ont pas subi le même sort, dit Pitt à voix basse en remontant la couverture pour cacher le visage de Roy.

Alors qu’ils espéraient ne pas être arrivés trop tard, le silence de la pièce fut soudain brisé par un bruit de sabots sur les dalles en pierre. Une seconde plus tard, les deux gardes que Pitt avait vus de l’autre côté de la cour entraient avec fracas dans le mausolée. Habillés de la même façon que ceux qui gardaient l’entrée de la propriété, ils n’étaient pas munis d’armes à feu habituelles. Chacun d’eux avait à la main une lance en bois qui se terminait par une flèche de métal aiguisée comme un rasoir. Un petit poignard glissé dans un fourreau pendait à leur taille, tandis qu’ils portaient dans le dos un petit carquois et un arc. Il s’agissait d’armes de guerre à courte portée utilisées par les cavaliers mongols d’antan, tout aussi meurtrières qu’un pistolet ou un fusil modernes.

Les gardes ralentirent en entrant dans la pièce jusqu’à ce qu’ils repèrent Pitt et Giordino, debout près de l’autel. Ils s’élancèrent alors autour de la crypte centrale, leurs lances pointées en avant. Par chance, ils avaient décidé d’empaler Pitt et Giordino, ce qui les força à se rapprocher.

Giordino réagit le premier et s’empara d’un petit banc en bois près de l’autel afin de le projeter dans les jambes des gardes. Il visa juste et le siège percuta violemment les tibias de l’homme, lui faisant perdre l’équilibre. Il tomba la tête la première sur le sol et laissa échapper sa lance.

Le deuxième garde bondit par-dessus le banc comme pour un saut de haies et poursuivit sa course, se dirigeant droit sur Pitt à pleine vitesse. Pitt se tenait en équilibre sur la pointe des pieds, les jambes fléchies et les yeux fixés sur l’extrémité de la lance qui arrivait droit sur lui. Contre toute attente, il resta parfaitement immobile, fournissant une cible de choix. Le garde supposa que Pitt était paralysé par la peur et fut soulagé de voir qu’il ferait une proie facile. Mais Pitt attendait que le garde ne soit plus qu’à un pas et recule sa lance pour porter le coup mortel. Alors il bondit sur le côté, tout en tendant la main gauche pour faire dévier le manche de la lance dans la direction opposée. Le garde, tout à son élan, se rendit compte avec stupéfaction qu’il pourfendait l’air. Il tenta de faire pivoter la lance, mais il était déjà trop tard. Pitt essaya en vain de lui arracher le manche, mais l’arme lui échappa tandis que le garde fonçait à nouveau vers lui, la pointe le ciblant en plein cœur. Le côté du manche fouetta l’air et heurta Pitt à l’épaule, lui glissant entre les doigts.

Les deux hommes furent déséquilibrés et chancelèrent chacun d’un côté, le garde tombant sur l’autel tandis que Pitt était poussé vers la crypte. Pitt se remit rapidement sur pied pour faire face à son assaillant, puis recula jusqu’au tombeau à seulement quelques centimètres derrière lui. Le garde, désormais méfiant, l’observait en reprenant son équilibre. Raffermissant son emprise sur la lance, il prit une grande inspiration et chargea de nouveau, les yeux rivés sur sa cible afin de ne pas rater son coup.

Pitt, désarmé, dos à la crypte, cherchait désespérément un moyen de se défendre. Sur le côté, il vit Giordino se jeter sur le deuxième garde à terre. Occupé à neutraliser ce dernier, Giordino n’était pas en mesure d’aider son ami dans l’immédiat. C’est alors que Pitt se souvint des poteaux portant les fourrures.

Les neuf grands mâts en bois étaient insérés dans des socles en marbre, à la tête de la tombe. Pitt battit vivement en retraite vers les piquets afin d’en attraper discrètement un de sa main droite, qu’il cacha derrière son dos. Le garde, n’ayant rien vu, ajusta simplement sa course et accéléra sur Pitt. Pitt attendit que le garde ne soit plus qu’à une dizaine de pas avant de brandir le poteau devant lui. Le poteau de deux mètres quarante de long surpassait aisément la lance du garde. Paniqué, celui-ci essaya vainement de ralentir sa course, mais trop tard car l’extrémité du poteau, projetée par Pitt de toutes ses forces, le heurta à l’estomac. Le garde, sous le choc, vacilla et tomba sur un genou, le souffle coupé. L’attaque lui avait fait lâcher la lance qui était tombée en rebondissant sur le sol lisse. Ignorant Pitt, il rampa désespérément vers l’arme avant de lever les yeux, horrifié. Pitt avait saisi l’autre extrémité du mât et à présent c’était le socle en marbre qui lui arrivait dessus comme un boulet. Tentant de l’esquiver, le garde reçut le coup sur le sommet du crâne et s’écroula sur le sol, sans connaissance.

— Aucun respect pour le mobilier, marmonna Giordino lorsque le poteau et son socle en marbre s’écrasèrent par terre.

Pitt, levant les yeux, vit Giordino frotter son poing, debout au-dessus du premier garde, KO.

— Ça va ?

— Mieux que mon ami ici présent. Qu’est-ce que tu dirais qu’on sorte d’ici avant que d’autres lanciers royaux ne se ramènent ?

— Accordé.

Les deux hommes sortirent précipitamment de la salle, Pitt s’emparant au passage d’une des lances. Le vent sifflait à nouveau lorsqu’ils arrivèrent sous l’arcade et Pitt et Giordino observèrent attentivement les alentours. Le spectacle n’était guère encourageant.

Deux cavaliers, vêtus de tuniques en soie aux couleurs vives et de casques métalliques ronds, étaient en selle près de la porte de la résidence, relevant les gardes à pied. Non loin d’eux, un autre cavalier passait la cour au peigne fin à la recherche d’indices signalant la présence de Giordino et Pitt. Sachant que rien de bon ne leur arriverait en traînant là trop longtemps, les deux hommes s’enfuirent à l’opposé du mausolée en pierre. Alors qu’ils rejoignaient l’arrière du bâtiment, ils se trouvèrent face à l’aile droite de la résidence. Longeant l’extrémité de l’édifice, ils repérèrent une demi-douzaine de cavaliers vêtus de leurs tuniques de soie qui arrivaient dans leur direction. Contrairement à ceux qu’ils avaient rencontrés jusque-là, ces hommes semblaient porter des fusils en bandoulière.

— Et maintenant, voilà la cavalerie qui débarque, dit Giordino.

— Bon, comme ça au moins l’itinéraire à suivre jusqu’à la sortie est très clair, répondit Pitt en comprenant qu’ils devraient traverser rapidement la cour et reprendre le chemin par lequel ils étaient venus pour éviter la patrouille.

Une fois arrivés au corral couvert près de l’arrière de la crypte, ils firent une pause avant de filer vers le côté opposé. Puis, serpentant à travers un labyrinthe de caisses et de matériels divers, Pitt fut surpris de découvrir une grande voiture de collection couverte de poussière, une Rolls-Royce des années 1920. Il s’apprêtait à avancer vers la barrière opposée lorsqu’un sifflement frôla son oreille, suivi d’une vibration aiguë. Tournant la tête, il avisa une flèche plantée dans une caisse à quelques centimètres de la tête de Giordino.

— Chaud devant ! cria-t-il, tandis qu’une autre flèche arrivait en sifflant.

Giordino s’était déjà couché derrière un tonneau en bois lorsque la flèche se ficha dans un poteau.

— Un quatrième cavalier, dit Giordino après avoir jeté un coup d’œil par-dessus le tonneau.

Pitt, en observant la cour, vit le cavalier caché derrière une haie, qui bandait son arc pour décocher sa troisième flèche. Cette fois il visait Pitt, qui eut tout juste le temps de plonger derrière une voiture à cheval avant que la flèche ne passe en sifflant. Dès qu’elle eut atteint la voiture, Pitt se releva face au garde. C’était à son tour de riposter. Tandis que le cavalier attrapait une flèche dans son carquois, Pitt projeta la lance qu’il n’avait pas quittée depuis la crypte.

Le cavalier se trouvait à près de quinze mètres, mais le lancer de Pitt était précis. Seule une volte rapide permit au garde d’éviter d’être empalé, mais la pointe acérée transperça tout de même la chair de son bras, au-dessus du coude droit. Il serra aussitôt la blessure de sa main valide pour stopper l’hémorragie, lâchant son arc. Mais le répit fut toutefois de courte durée. Les trois autres cavaliers arrivèrent rapidement en renfort et chargèrent à nouveau. De l’autre côté du corral, sous les hurlements du vent, on pouvait entendre la deuxième patrouille arriver au galop. En quelques minutes, l’enclos fut saturé par une tempête de flèches acérées qui se plantaient dans les caisses et les voitures en bois avec une force meurtrière. Les archers étaient habiles et pointaient leurs flèches sur Pitt et Giordino, suivant leurs moindres mouvements. Sans les rafales de vent, les deux hommes auraient rapidement été tués. Mais les tourbillons de poussière gênaient la vision des archers et faisaient dévier leurs flèches. Quant à Pitt et Giordino, ils se contentaient d’essayer d’empêcher leurs assaillants d’approcher trop près.

Bien que désarmés, les deux hommes avaient organisé de leur mieux une défense improvisée. Les voitures étaient remplies d’outils divers qu’ils utilisèrent comme projectiles. Giordino, particulièrement doué pour soulever des pioches, réussit à blesser un garde à la cuisse tout en le désarçonnant par un lancer tourbillonnant. Les pelles et les pioches ne faisaient que repousser temporairement les cavaliers qui savaient que les deux intrus étaient piégés.

Dans cette bataille, les vents étaient les seuls alliés de Pitt et Giordino, qui se cachaient derrière les tourbillons de poussière. Mais soudain, comme si les dieux du ciel avaient décidé de calmer leur colère, le vent faiblit. Alors que la poussière retombait et que le hurlement du vent s’apaisait, les deux hommes se sentirent perdus. Parfaitement visibles au milieu du corral, ils luttaient contre un flot furieux et ininterrompu de flèches. Sachant que s’ils se levaient pour riposter, ils seraient immédiatement tués, ils lâchèrent tous deux leurs armes pour se mettre à l’abri. Ils roulèrent ensemble sous un grand chariot, se protégeant derrière les larges roues à barreaux. Une demi-douzaine de flèches se fichèrent dans les flancs de la voiture à quelques centimètres au-dessus de leur tête. Du côté opposé du corral, des coups de feu éclatèrent : la seconde patrouille avait abandonné les arcs et décidé d’en finir.

— Je n’ai pas franchement envie d’une scène à la Custer, marmonna Giordino, un filet de sang ruisselant le long de sa joue, quand une flèche fendue en deux avait ricoché. Tu crois qu’ils accepteraient un drapeau blanc ?

— Peu probable, répondit Pitt en pensant à Roy.

Quand une flèche s’écrasa dans la roue du wagon proche de lui, Pitt roula instinctivement sur le côté. Sentant dans son dos un objet fin métallique, il s’immobilisa. Ce dernier était recouvert par une bâche en toile sale. Mais une nouvelle volée de flèches le força à se rallonger au sol.

— Dès le prochain nuage de poussière, qu’est-ce que tu penserais de foncer sur un des cavaliers là-bas ? demanda Giordino. Tu attrapes les rênes, je me charge du bonhomme et à nous la monture... Le cheval est notre seule chance de sortir d’ici.

— Risqué, répondit Pitt, mais tu as sans doute raison.

Glissant sur le côté afin d’examiner les environs, il donna accidentellement un coup de pied dans la bâche et aperçut l’objet au sol. Giordino remarqua soudain le regard étincelant de Pitt.

— Changement de plan ?

— Non, répondit Pitt. On a notre cheval.

23

La radio intégrée au mur se mit soudain à biper, puis une voix se fit entendre. Le souffle du vent créait des parasites qui étouffaient la voix rauque malgré la faible distance.

— Nous les avons encerclés derrière le sanctuaire. Ces deux imposteurs sont arrivés avec la délégation chinoise, se faisant passer pour des agents de sécurité mongols. Mes gardes, qui ont été enfermés dans la chambre de contrôle, déclarent qu’ils ne sont pas chinois, mais qu’ils ont l’air russes.

— Je vois, fit Borjin en parlant dans le combiné d’une voix irritée. Des agents du gouvernement, ou plus vraisemblablement des espions envoyés par une compagnie pétrolière russe. Veillez à ce qu’ils ne quittent pas la propriété vivants, mais ne tirez pas de coups de feu avant le départ de la délégation. J’attends un rapport détaillé de la sécurité sur les raisons qui pourraient expliquer pourquoi ils n’ont pu être repérés dès leur arrivée.

Borjin reposa le combiné, puis claqua la porte du placard en merisier qui dissimulait le poste de radio. Une fois sorti de l’antichambre, il s’engagea dans le couloir en direction de la salle de conférences. Le ministre chinois, debout devant la fenêtre, contemplait perplexe les nuages de poussière soulevés par le vent comme s’ils illustraient ses propres émotions.

— Excusez-moi pour cette interruption, dit Borjin en se rasseyant avec un sourire forcé, juste un petit problème concernant deux membres de votre escorte. Je crains qu’ils ne puissent plus se joindre à vous pour le retour. Bien entendu, je mets à votre disposition deux de mes hommes si vous le désirez.

Shinzhe hocha vaguement la tête.

— Et les coups de feu que nous avons entendus à l’extérieur ?

— Un exercice de manœuvres. Aucune raison de s’inquiéter.

Le ministre, le visage inexpressif, regarda à nouveau par la fenêtre, l’esprit visiblement ailleurs. Comme au ralenti, il se tourna mollement vers Borjin et vint se rasseoir face à lui.

— Votre offre est une forme de chantage et vos exigences sont inacceptables, déclara-t-il, laissant éclater sa colère.

— Mes exigences ne sont pas négociables. Et peut-être ne sont-elles pas si inacceptables pour un pays au bord de l’effondrement économique, persifla Borjin.

Shinzhe dévisagea son hôte avec mépris. Il avait détesté ce magnat arrogant et exigeant dès qu’il l’avait vu. Sous un abord cordial, il n’avait manifestement aucun respect pour la Chine et sa position prépondérante dans le monde. Cette négociation faisait souffrir Shinzhe, mais tous les dirigeants, à commencer par le président lui-même, en attendaient beaucoup. Il avait raison de craindre que son pays, en proie au désespoir, ne se voie obligé d’accepter l’abominable proposition. Si seulement il y avait un autre moyen.

— Monsieur le ministre, vous devez vous rendre compte que c’est une transaction qui sert les deux parties, poursuivit Borjin en essayant de rester calme. La Chine obtient le pétrole dont elle a besoin pour faire fonctionner son économie, et moi un contrat à long terme en tant que fournisseur avec l’assurance que la république autonome mongole retrouve sa place légitime au sein de la Mongolie.

— Rétrocéder un territoire souverain n’est pas un acte à prendre à la légère.

— Il ne s’agit pas d’un territoire stratégique. Nous savons tous deux que cette région n’est guère plus qu’un bassin rural poussiéreux principalement habité par des éleveurs mongols. Je suis pour la réunification culturelle et il me semble normal que des terres qui ont autrefois appartenu à notre nation nous soient rendues.

— Je vous le concède, cette région a peut-être peu de valeur, mais interférer dans des échanges territoriaux n’est pas de votre domaine.

— C’est vrai. D’ailleurs mon gouvernement ne sait rien de notre accord. Il trouvera ce cadeau politique fort appréciable, qui aura la faveur du peuple.

— Et vous en bénéficierez largement, bien entendu ?

— En tant qu’intermédiaire, une partie des droits fonciers seront reversés à mon entreprise, mais il ne s’agit que d’un petit pourcentage. (Il eut un sourire machiavélique en tendant un classeur en cuir à Shinzhe.) J’ai déjà préparé les accords à faire signer par les représentants de nos deux États. J’aimerais que vous me confirmiez dès que possible si votre pays accepte mon offre.

— Je ferai mon rapport auprès du conseil du secrétaire général demain après-midi. La décision sera rapide. Toutefois, sans négociation possible de votre part, je ne suis sûr de rien.

— Qu’il en soit ainsi. Ce sont mes conditions.

Borjin se leva.

— J’espère que ce rendez-vous marque le début d’une longue et fructueuse entente entre nos deux pays, monsieur le ministre, dit-il avec une révérence aussi gracieuse qu’hypocrite.

Shinzhe se leva et s’inclina avec raideur à son tour, puis il quitta la pièce suivi de ses collaborateurs. Borjin et Tatiana accompagnèrent la délégation chinoise jusqu’à la porte et regardèrent les visiteurs regagner leurs voitures en luttant contre le vent. Alors que les feux arrière passaient la grille gardée, Borjin referma la porte et se tourna vers Tatiana.

— Voilà qui va nous tomber tout cuit dans le bec, dit-il en regagnant le couloir.

— Oui, mais les risques sont nombreux. Il ne leur sera pas facile de rétrocéder les territoires de Mongolie-Intérieure. Peut-être vont-ils soupçonner quelque chose ?

— Mais non, voyons. Les Chinois peuvent comprendre que d’un point de vue culturel la Mongolie cherche à réunifier tous ses territoires. C’est une couverture parfaite. Et quelle ironie de penser qu’ils vont nous redonner des terres que nous exploiterons nous-mêmes pour leur vendre le pétrole.

— Ils ne seront pas ravis d’apprendre la vérité. Et ils ne voudront pas payer des prix au-dessus de ceux du marché.

— Ne t’inquiète pas pour ce dernier point, car avec notre nouvelle technologie, nous pouvons rendre le marché instable pendant des années et ainsi en tirer un vaste profit. Nous l’ayons déjà prouvé dans le golfe Persique et nous le ferons encore.

Ils s’approchèrent du petit bar qui renfermait des dizaines de bouteilles d’alcool. Borjin attrapa une bouteille de cognac et servit deux verres.

— Ma chère sœur, nous avons déjà gagné. Une fois que le pétrole commencera à couler, nous tiendrons les Chinois à la gorge et ils n’oseront pas se venger. S’ils venaient à changer d’avis, nous ferons tout simplement dévier l’oléoduc vers la Sibérie pour le relier à Nakhodka. Ainsi nous pourrons vendre notre pétrole au Japon ainsi qu’au reste du monde et leur rire au nez.

— Oui, grâce à notre frère et à l’accident de Ningbo, les Chinois sont aujourd’hui dans une situation désespérée.

— Temuge a fait des miracles, n’est-ce pas ?

— Dois-je te rappeler qu’il a failli causer ma mort sur le lac Baïkal ? dit-elle, irritée.

— Cette vague a eu un effet collatéral imprévisible. Mais ce qui compte, c’est que tu sois indemne, dit-il sur un ton légèrement condescendant. Tu dois avouer qu’il s’est montré très efficace. Coordonner la destruction de l’oléoduc en Sibérie, puis déclencher l’incendie en Chine en l’absence d’une ligne de faille adéquate, ce n’est pas rien ! Quant à l’équipe qu’il a réunie dans le golfe Persique, c’était du beau travail aussi. Après notre prochaine démonstration au Moyen-Orient, les Chinois ramperont à genoux devant nous.

— Et Temuge est en train de traverser le Pacifique pour porter le coup fatal à l’Amérique du Nord ?

— Ils sont déjà en mer. L’équipement du Baïkal étant arrivé à Séoul il y a deux jours, ils sont partis peu après. J’ai envoyé l’équipe de terrassement des Khentii avec Temuge, puisque nous avons dû cesser les opérations là-bas à la suite de l’incident survenu avec l’équipe de prospection russe.

— Les recherches n’ont encore rien donné. Comme nous avons trouvé la crypte à côté de celle de Gengis vide, il nous reste deux possibilités : soit l’autre tombe a été pillée, soit personne n’y a jamais été enterré. Où sont passées toutes ces richesses ? C’est un mystère.

— Peu importe, puisque les Chinois vont bientôt nous offrir les moyens de poursuivre nos recherches. Attendons une semaine ou deux jusqu’au prochain choc pétrolier, et là ils seront prêts à tout.

Sortant de la salle de réunion, il prit l’escalier voisin, suivi de sa sœur. S’arrêtant en haut des marches, il leva son verre en direction de l’immense portrait du guerrier mongol accroché au mur opposé.

— Fin de la première étape. Nous sommes désormais bien partis pour mettre la main sur les richesses qui ont fait la gloire de la Horde d’Or.

— Notre père serait fier, dit Tatiana. C’est lui qui a rendu cela possible.

— À notre père et à notre seigneur Chinggis, dit-il en avalant une gorgée de cognac. Puissent les conquêtes recommencer.

24

Derrière la résidence, le chef de la sécurité replaça sa radio portative à sa ceinture. Cet homme taillé comme un ours et répondant au nom de Batbold venait d’apprendre que la délégation chinoise avait quitté la propriété. Si les deux intrus étaient toujours vivants dans le corral, on pourrait maintenant les achever à coups de fusil.

La poussière tourbillonnante obscurcissait à nouveau l’intérieur du corral mais la pluie de flèches précédente avait dû clouer au sol les deux espions. Terminés, les lancers de projectiles improvisés ! D’ailleurs, il n’y avait plus aucun signe des deux hommes depuis quelques minutes. Ils étaient certainement morts maintenant, supposa-t-il. Afin de s’en assurer, il envoya deux volées de tirs supplémentaires au centre du corral, puis cessa le feu.

Armé d’une épée courte qu’il portait à la ceinture, Batbold descendit de cheval accompagné de trois hommes et se dirigea vers le corral pour constater la mort des intrus. Ils ne se trouvaient plus qu’à trois mètres de la barrière lorsqu’ils entendirent un bruit, comme d’une caisse en bois que l’on écrase. Tandis qu’ils se figeaient sur place, un nouveau son se fit entendre, pareil à un vrombissement mécanique, puis le bruit mourut doucement. Batbold, la démarche hésitante, détecta un mouvement derrière l’un des wagons tandis que le ronronnement se répétait encore et encore.

— Là ! s’écria-t-il en tendant la main vers le chariot. En joue, feu !

Les trois gardes levaient leurs carabines à hauteur de l’épaule quand un claquement sec résonna dans le corral. Tandis qu’ils essayaient de viser, un mur de caisses s’effondra soudain sur le côté, démolissant une partie de la barrière en bois. Un instant plus tard, un objet bas arriva sur eux dans un bruit strident.

Batbold regarda, les yeux écarquillés, une moto d’un rouge passé et son side-car bondir droit sur lui. La moto, une caisse sur le siège et une autre à bord du side-car, semblait n’être conduite par aucun homme. Alors qu’il s’écartait de la trajectoire de l’engin, Batbold, la main sur l’épée, se rendit compte, mais trop tard, qu’il avait été abusé.

Car au moment où la moto passait près de lui, Al Giordino sortit de la caisse du side-car comme un diable de sa boîte. Il brandissait une pelle à lame carrée qu’il balança sur Batbold. La pelle s’abattit avec force sur la mâchoire du chef de la sécurité. Batbold s’effondra au sol, un air ahuri figeant à jamais ses traits.

La moto fonça alors vers les trois gardes qui essayaient de s’échapper, paniqués, sans même tirer une seule balle. L’un d’eux glissa et tomba, et eut les jambes écrasées par les roues du side-car. Le second plongea à terre pour échapper à Giordino tandis que le troisième, recevant un coup de pelle sur la nuque, roulait au sol.

Toujours caché derrière la caisse en bois, Pitt évita les cavaliers armés et se dirigea vers les archers. À présent dispersés, il fonça sur eux de façon à percer la ligne de siège.

— Baisse-toi, ça va chauffer ! cria-t-il à Giordino.

Une seconde plus tard, une volée de flèches s’abattait sur le side-car et déchiquetait leurs armures de fortune. Pitt sentit un picotement au tibia gauche, là où la flèche l’avait entaillé, mais dans le feu de l’action, il ne remarqua même pas le filet de sang qui serpentait autour de sa jambe.

La vieille motocyclette fonçait maintenant vers la ligne de cavaliers, laissant derrière elle une traînée de fumée noire. Ainsi que Pitt l’avait espéré, les cavaliers derrière lui ne tirèrent pas de crainte de toucher les archers. Mais les archers, eux, pouvaient s’en donner à cœur joie et envoyèrent une pluie de flèches.

Pitt fonça directement sur un des chevaux, désireux de faire cesser les tirs. Le cheval, effrayé, se cabra sur ses jambes arrière et fit un écart sur le côté pour laisser passer l’engin, son cavalier essayant désespérément de rester en selle. Pitt vit l’éclat d’une lance passer à un cheveu de son visage et qui se planta dans le sol non loin de lui. Puis, dégagé du cheval et de la ligne d’archers, il s’éloigna de la cour à toute allure.

Giordino pivota vers l’arrière du side-car et risqua un regard par-delà la caisse qui le protégeait. Les cavaliers, à nouveau regroupés, s’élançaient à leur poursuite.

— Ils nous talonnent ! cria-t-il. Je vais m’amuser un peu, préviens-moi quand on arrivera au tremplin.

— C’est imminent, répondit Pitt.

Avant de grimper sur la moto, Giordino s’était emparé d’un sac en toile de jute bourré de fers à cheval qui pendait au wagon. Il avait judicieusement balancé le sac dans le side-car et se servait à présent des fers comme projectiles. Sortant de sa caisse, il se mit à viser la tête du cavalier le plus proche. Les anneaux métalliques n’étaient pas évidents à lancer, mais Giordino s’adapta bientôt à leur aérodynamisme et commença à atteindre ses cibles. En moins de deux, il avait réussi à assommer deux cavaliers et pu déjouer quelques tirs, forçant les Mongols à prendre de la distance.

Accroché au siège du conducteur, Pitt sortit de la cour en accélérant à fond. Lorsqu’il avait découvert cette moto tchécoslovaque, il l’avait prise pour une épave. Mais cette OHC 500 Jawa de 1953 n’avait pas les pneus à plat, le réservoir vide ou le moteur grippé. À la septième poussée sur le kick-starter, la vieille moto à deux cylindres avait démarré en hoquetant, offrant ainsi à Pitt et Giordino leur unique promesse de liberté.

Maintenant, grâce au lancer de fers à cheval de Giordino, ils disposaient d’une avance confortable sur leurs poursuivants. Pitt braqua soudain le guidon et se dirigea vers l’arrière de la propriété.

— Attache ta ceinture, paré au décollage ! cria-t-il à Giordino.

Celui-ci se tapit dans le side-car, s’accrochant à une poignée à l’avant du compartiment. Dans l’autre main, il tenait le dernier fer à cheval qu’il s’était préparé à lancer.

— Pour nous porter chance, marmonna-t-il en le coinçant dans la capote du side-car.

Comme il n’y avait pas de mur ceignant l’arrière de la propriété qui s’arrêtait au bord d’un précipice, Pitt savait que leur fuite pourrait s’avérer suicidaire. Il n’y avait hélas pas d’autre échappatoire possible. Quand ils furent au bord du gouffre, Pitt freina légèrement avant de s’élancer.

Pitt sentit son estomac se soulever au moment où le sol disparaissait sous les roues et où la moto était projetée en avant. Les dix premiers mètres étaient presque à la verticale et ils plongèrent dans les airs avant que la roue avant ne touche terre à nouveau. La moto se rétablit sur le sol avec violence, arrachant les caisses qui protégeaient le conducteur et le passager. Ces boucliers en bois, criblés de flèches, s’écrasèrent au sol et Pitt fut content de se retrouver libre de ses mouvements, conscient que ces caisses leur avaient sans doute sauvé la vie. Il se concentra de nouveau sur le meilleur moyen de stabiliser la moto.

Alourdie par le side-car, elle aurait dû se retourner en heurtant le sol. Mais Pitt, cramponné au guidon, avait réussi à leur éviter le pire. Réfrénant le réflexe naturel qui consistait à tirer vers l’arrière, il avait maintenu la roue avant en direction de la pleine pente, ce qui avait eu pour effet de stabiliser la moto et le side-car, qui dégringolaient à présent la pente à une vitesse folle. Le fer à cheval de Giordino avait dû leur porter chance, car ils ne butèrent sur aucune grosse pierre ou obstacle majeur. Des gravillons jaillissaient de temps à autre du sol devant eux et Pitt comprit qu’on leur tirait dessus depuis le haut du ravin, salves inaudibles en raison du bruit du moteur et du hurlement du vent. Ils connurent un moment de répit en traversant un nuage de poussière. Mais les vents aveuglaient également Pitt. Il maintint le guidon fermement, priant pour ne pas entrer en collision avec un arbre ou un rocher.

Du haut du précipice, plusieurs gardes tiraient à la carabine sur les fuyards et jurèrent lorsqu’ils disparurent dans un nuage de poussière. Une demi-douzaine de cavaliers se lancèrent alors à leur poursuite, engageant leurs montures dans la pente raide. Les chevaux descendaient lentement, mais, passé la première falaise, ils se mirent à galoper.

Pitt et Giordino essayaient tant bien que mal de ne pas être éjectés de la moto qui dégringolait la montagne à cent vingt kilomètres à l’heure. Pitt finit par lâcher le frein arrière, qu’il avait verrouillé instinctivement lorsqu’ils avaient plongé dans le vide, avant de se rendre compte que cela ne les ralentissait en rien.

Après plusieurs secondes d’une échappée presque verticale, la pente se fit plus douce. Elle était évidemment toujours très raide, mais la sensation de chute libre avait disparu. Pitt fut alors en mesure de reprendre le contrôle du deux-roues afin d’éviter les buissons et rochers qui parsemaient la colline. Rebondissant sur une profonde ornière, les deux hommes furent soulevés de leur siège avant de retomber à leurs places violemment jusqu’au bond suivant. Pitt avait l’impression qu’on lui broyait les reins à chaque bosse, les amortisseurs et le siège en cuir raide les mettant à rude épreuve.

À plusieurs reprises, la moto dérapa dans un sens puis dans l’autre, manquant se coucher au sol. Chaque fois, Pitt ajustait la roue avant pour éviter l’accident, tandis que Giordino jouait de son poids afin de l’aider à retrouver l’équilibre. Pitt ne pouvait pas esquiver chaque obstacle et le side-car, inévitablement, racla plusieurs rochers. Le nez aérodynamique du side-car eut bientôt l’air d’avoir été aplati par une massue.

Bientôt, la pente raide s’adoucit et les rochers, buissons et rares arbres laissèrent place à de l’herbe sèche. Comme le terrain s’aplanissait, Pitt dut remettre les gaz afin de ne pas ralentir leur allure. Le vent était plus rude que jamais et il semblait tout entier concentré sur le visage de Pitt. La poussière tourbillonnante était épaisse et constante, ce qui réduisait la visibilité à seulement quelques mètres.

— Ils nous suivent toujours ? cria Pitt.

Giordino opina. Se retournant toutes les cinq secondes, il avait observé le contingent initial de cavaliers amorcer la descente. Bien que les tueurs fussent maintenant à la traîne et dissimulés depuis longtemps par des tourbillons de poussière, Giordino savait que la poursuite ne faisait que commencer.

Pitt aussi en était conscient. Tant que la vieille moto ne les lâcherait pas, ils conserveraient leur avance sur les chevaux. Mais il leur fallait disparaître pour de bon et Pitt espérait que leurs traces seraient effacées par la poussière. Il n’en demeurait pas moins que leur vie dépendait d’une vieille moto au réservoir presque vide.

Pitt songeait à cette moto tchèque. Les Jawa dataient d’avant la guerre et étaient fabriquées dans une usine qui s’occupait également de grenades et autres armes. Réputées pour leurs moteurs légers, mais puissants, les Jawa d’après guerre étaient des engins rapides et modernes censés être increvables, au moins jusqu’à ce que l’entreprise soit nationalisée. Bien que tournant sur un réservoir d’essence éventée, la moto avançait en ronronnant sans presque un hoquet. Je prends tout ce que tu as à me donner, priait Pitt qui avait conscience que plus il mettrait de kilomètres entre lui et les cavaliers, mieux ce serait. Serrant les dents, il plissa les yeux dans la poussière et tourna à fond la manette des gaz, s’accrochant de toutes ses forces à la moto qui fonçait dans l’obscurité tourbillonnante.

25

La nuit tomba rapidement sur les vastes steppes vallonnées. De hauts nuages flottaient au-dessus de la poussière et masquaient la lune et les étoiles, plongeant la prairie dans une noirceur d’encre. Seule une faible lumière perçait par intermittence les ténèbres. Puis le rayon disparaissait, dévoré par une couche de poussière. Le rugissement du moteur à deux cylindres quatre-temps ronronnait à plein régime.

La moto tchèque et son side-car avançaient en bondissant dans l’océan de verdure comme un jet-ski chevauchant les vagues. Le vieil engin grognait à chaque bosse et chaque ornière, mais poursuivait vaillamment sa course à travers les collines. Pitt avait à présent la main douloureuse, mais il avait bien l’intention de pousser la vieille machine au bout de ses limites. Malgré l’absence de route et les embardées du side-car, ils traversaient les prairies désertes à plus de soixante-quinze kilomètres à l’heure, augmentant sans cesse la distance entre eux et les poursuivants. Sauf que pour l’instant, leurs efforts étaient vains. Les pneus de la moto laissaient une trace indélébile dans l’herbe d’été, facilitant la tâche des poursuivants.

Pitt avait espéré tomber sur une intersection et rejoindre une autre route afin de brouiller leurs traces, mais à part des pistes équestres trop étroites, il n’y avait rien. À un moment pourtant, il aperçut une lumière au loin qu’il s’efforça de suivre. Mais le bref rayon disparut, les laissant seuls dans l’immensité obscure. Bien qu’il n’y ait toujours aucune autre direction possible, Pitt s’aperçut que le paysage changeait peu à peu. Le relief s’était adouci et l’herbe se clairsemait. Le terrain avait dû s’aplanir, songea Pitt qui n’entendait plus depuis quelque temps Giordino jurer sous les secousses. Bientôt les collines disparurent et les hautes herbes de la prairie se transformèrent en une étendue caillouteuse parsemée de quelques buissons.

Ils avaient pénétré par le nord dans le désert de Gobi, qui était à l’origine une ancienne mer intérieure très vaste couvrant le tiers inférieur de la Mongolie. Ce paysage aride, de plaine rocailleuse plutôt que de dunes de sable, abritait une population nombreuse de gazelles, faucons et autres animaux sauvages, qui peuplaient cette région autrefois grouillante de dinosaures. Mais Pitt et Giordino ne s’en souciaient guère, tout occupés qu’ils étaient à éviter les massifs de granit et les graviers d’alluvions. Pitt s’appuya de toutes ses forces sur le guidon et contourna une masse rocheuse déchiquetée avant de suivre un canyon sec qui serpentait entre deux immenses parois pour déboucher sur une large vallée.

La moto prit de la vitesse lorsque ses pneus se retrouvèrent sur un sol plus ferme. Pitt était cinglé par des rafales de poussière dé plus en plus épaisses, rendant la visibilité pire qu’avant. L’engin à trois roues fonça à travers le désert pendant une heure, heurtant régulièrement buissons et petites pierres. Enfin le moteur se mit à hoqueter, puis toussa de plus en plus. Pitt réussit à parcourir encore un kilomètre avant que le réservoir ne soit aussi sec que le désert alentour et que le moteur s’arrête dans un éternuement final.

Après quelques mètres en roue libre, ils s’arrêtèrent le long d’une alluvion plate et sablonneuse, enveloppés par le silence du désert. Seules les rafales de vent s’engouffrant dans les petits buissons et les tourbillons de sable balayant le sol écorchaient leurs tympans, déjà fortement malmenés par le moteur tonitruant de la moto.

Le ciel commença alors à s’éclaircir et le vent se calma, espaçant les rafales. Les étoiles apparurent même par endroits, trouant l’obscurité.

Pitt se tourna vers le side-car et découvrit Giordino gris de poussière. Dans la pénombre, il pouvait distinguer le visage, les cheveux et les vêtements de son ami recouverts d’une fine couche de poussière kaki. Pitt, incrédule, vit que Giordino s’était carrément endormi dans le side-car, les mains encore fermement cramponnées à la poignée. N’étant plus bercé par le bruit du moteur et les cahots de la route, Giordino se réveilla. Ouvrant les yeux en cillant, il observa l’immensité désertique autour d’eux.

— J’espère que tu ne m’as pas fait venir ici pour assister à une course sous-marine, dit-il.

— Non, ce soir je crois qu’il y a une course hippique au programme.

Giordino s’extirpa du side-car puis s’étira, tandis que Pitt examinait sa blessure au tibia. La flèche avait seulement entaillé le tibia avant de se ficher dans une ailette de ventilation du moteur. La blessure avait cessé de saigner depuis quelque temps, mais une éclaboussure rouge courait jusqu’à son pied comme une couche de glaçage à la cerise.

— Ta jambe, ça va ? demanda Giordino en remarquant la blessure.

— Ils ont manqué leur coup, mais elle a failli me clouer à la moto, dit Pitt en arrachant la flèche cassée du moteur.

Giordino se tourna vers l’endroit d’où ils venaient.

— Tu crois qu’ils sont à combien de temps derrière nous ?

Pitt fit un rapide calcul mental depuis leur départ de Xanadu.

— Tout dépend de leur rythme. Nous devrions avoir une avance d’au moins trente kilomètres. Et puis de toute façon, ils ne peuvent pas faire galoper les chevaux éternellement.

— Je suppose qu’il n’existe aucun raccourci par la route pour descendre cette montagne, sinon ils auraient déjà envoyé des véhicules...

— L’hélicoptère était également envisageable, mais avec ce temps... impossible !

— Espérons qu’ils ont bien eu mal aux fesses et qu’ils ont jeté l’éponge. En tout cas, ils vont probablement faire une pause pour se reposer, ce qui nous donne un peu plus de temps pour trouver un chauffeur...

— Je ne suis pas sûr qu’il y ait une station de taxis par ici, répondit Pitt.

Il se retourna et fit pivoter le guidon de la moto en arc de cercle, éclairant faiblement le désert. À l’exception d’un haut promontoire rocheux qui se dressait sur leur gauche, le terrain était vide et plat comme une table de billard.

— Personnellement, dit Giordino, après cette descente de la montagne qui m’a donné l’impression d’être une bille dans une machine à laver, ça ne me déplairait pas de me dégourdir les jambes. Tu veux continuer à marcher dans le sens du vent ? demanda-t-il avec un geste de la main.

— Nous avons d’abord un tour de magie à exécuter, déclara Pitt.

— C’est-à-dire ?

— Eh bien, fit Pitt avec un sourire rusé, comment faire disparaître une moto en plein désert ?

Les six cavaliers avaient bientôt renoncé à suivre la moto pour épargner leurs montures, adoptant une vitesse qu’elles pourraient conserver pendant des heures. Les chevaux mongols avaient la réputation d’être extrêmement endurants, qualité qui les rendait exceptionnels. Les descendants des troupeaux qui avaient conquis toute l’Asie étaient coriaces, et renommés pour survivre en dépit de maigres rations, et ce tout en galopant à travers les steppes des journées entières. Petits, robustes et d’apparence plutôt ordinaire, ils étaient plus endurants que n’importe quel pur-sang occidental.

Lorsque l’imposante troupe atteignit le bas de la montagne, le premier cavalier fit signe au groupe de s’arrêter. Le chef de patrouille, le visage austère, scruta le sol à travers ses lourdes paupières de grenouille-taureau. En promenant le faisceau de sa lampe torche sur les deux ornières profondes qui aplatissaient l’herbe, il eut sa réponse. Puis, satisfait, il rangea sa lampe et remit son cheval au trot, suivi des autres cavaliers.

L’homme savait bien que cette vieille moto ne pourrait guère faire plus de cinquante kilomètres et devant eux, il n’y avait rien d’autre que l’immense steppe et le désert, n’offrant aucune cachette sur des centaines de kilomètres. S’ils ménageaient leurs chevaux, ils rattraperaient les fugitifs en moins de huit heures, estima-t-il. Il n’était nul besoin d’appeler les 4 x 4 en renfort. Cela constituerait un petit défi sportif pour ses camarades et lui, qui avaient tous appris à monter à cheval avant même de savoir marcher, comme en témoignaient leurs jambes arquées. Il n’y avait donc aucune échappatoire pour les fugitifs. Dans quelques heures, les hommes qui avaient couvert de honte les gardes de Xanadu seraient comme morts.

Enveloppés dans la nuit noire, fouettés par les rafales de vent, les cavaliers suivaient sans relâche les traces de pneus. Au début, ils pouvaient entendre, entre deux bourrasques, le vrombissement du moteur. Mais bientôt le bruit cessa et les cavaliers se retrouvèrent seuls avec leurs pensées. Ils avancèrent pendant cinq heures, ne s’arrêtant qu’une fois au bord de la plaine caillouteuse du désert.

Les traces de pneus étaient à partir de là plus difficiles à suivre. Les cavaliers perdaient fréquemment la piste et devaient ralentir leur progression jusqu’à ce qu’ils retrouvent à l’aide d’une lampe les traces laissées par Pitt et Giordino. À l’aube, les vents violents commencèrent à diminuer et, à la lumière du matin, les traces furent à nouveau visibles. Le chef de patrouille envoya un éclaireur tandis que la troupe forçait l’allure.

Les cavaliers suivirent les traces jusqu’à un ancien cours d’eau asséché et sablonneux, bordé par une falaise escarpée. Droit devant, le terrain s’élargissait en une vaste plaine. Les traces de la moto serpentaient dans l’alluvion puis filaient vers la plaine, aisément repérables sur la surface dure et plate. Les cavaliers galopaient à présent lorsque le chef vit l’éclaireur s’arrêter à quelques dizaines de mètres. Quand il s’approcha, l’éclaireur se tourna vers lui, l’air déconcerté.

— Pourquoi t’es-tu arrêté ? aboya le chef.

— Les traces... elles ont disparu ! bégaya l’éclaireur.

— Eh bien pars devant, et trouve où elles reprennent.

— Je ne vois rien. Le sable... elles devraient être imprimées sur le sable, mais elles s’arrêtent là, répondit l’éclaireur en montrant le sol.

— Imbécile ! marmonna le chef en dirigeant son cheval vers la droite. Décrivant un grand arc de cercle, il revint vers ses hommes, déconcerté à son tour.

Descendant de cheval, il suivit à pied les traces de la moto. Les talons de ses bottes s’enfonçaient facilement dans la fine couche de sable qui recouvrait la plaine rocailleuse. Suivant les lignes laissées par la moto et le side-car, il scruta le sol jusqu’au moment où elles disparaissaient brutalement. Observant les environs, il ne vit que du sable. Pourtant, rien, ni traces de moto, ni traces de pas, ni aucun signe du véhicule lui-même.

C’était comme si la moto et ses passagers avaient été soulevés du sol pour s’évanouir dans les airs.

26

Perchés comme des aigles dans leur aire, Pitt et Giordino regardaient la scène qui se déroulait à vingt mètres en contrebas sur le sable du désert. En escaladant prudemment le rocher dans le noir, ils étaient tombés sur une petite surface plane en hauteur, parfaitement invisible d’en bas. Allongés dans le bassin de pierre, tous deux avaient dormi par intermittence jusqu’à l’arrivée des cavaliers peu après le lever du jour. Comme ils étaient cachés à l’est, le soleil levant avait joué en leur faveur, aveuglant leurs poursuivants tandis que leur cachette restait dans l’ombre.

Pitt et Giordino sourirent en voyant errer les Mongols, décontenancés, cherchant leurs traces. Mais ils étaient encore loin d’être tirés d’affaire. Ils observèrent avec intérêt deux cavaliers s’élancer droit devant alors que les quatre autres se séparaient dans deux directions pour fouiller les environs. Comme Pitt l’avait espéré, ils n’avaient pas envisagé le fait que les fugitifs aient pu faire marche arrière et grimper en haut du rocher.

— Tu te rends bien compte, Houdini, que tu vas les mettre très en colère, chuchota Giordino.

— Tant mieux. S’ils sont en colère, peut-être qu’ils seront moins malins.

Ils attendirent une heure tout en regardant les gardes écumer les environs puis se regrouper à l’extrémité de la piste. Sur un signal du chef, ils firent demi-tour. De nouveau, une paire de cavaliers partit de chaque côté, tandis que les deux autres s’approchaient du bord de la falaise.

— C’est le moment de se faire tout petits, chuchota Pitt en se recroquevillant au maximum.

Ils écoutèrent le martèlement des sabots se rapprocher, et se figèrent lorsqu’ils s’arrêtèrent au pied de leur cachette. Ils avaient fait de leur mieux pour dissimuler leurs traces, mais dans l’obscurité ce n’était guère facile. La moto et le side-car risquaient aussi d’être découverts.

Le cœur de Pitt se mit à battre un peu plus vite quand il entendit les cavaliers discuter quelques instants. Puis l’un d’eux mit pied à terre et escalada le rocher. L’homme se déplaçait lentement, mais Pitt comprit, au raclement des bottes contre la roche, qu’il se rapprochait. Pitt regarda Giordino, qui avait saisi une pierre de la taille d’une balle de base-ball à côté de sa jambe.

— Rien ! s’écria l’homme qui ne se trouvait plus qu’à quelques pas de la cavité.

Giordino fléchit le bras, mais Pitt retint son geste en lui attrapant le poignet. Une seconde plus tard, un cavalier cria quelque chose à son compagnon. À son ton, Pitt devina qu’il lui disait de se dépêcher. Le frottement du cuir souple sur la roche dure commença à faiblir, et quelques instants plus tard, l’homme remontait à cheval. Les sabots martelèrent à nouveau le sol avant de s’estomper peu à peu.

— On a eu chaud, fit Giordino.

— Heureusement que notre grimpeur a changé d’avis. Cette balle papillon lui aurait fait mal, déclara Pitt avec un coup d’œil en direction de la pierre que serrait encore Giordino.

— Balle rapide. Mon meilleur lancer, c’est la balle rapide, corrigea-t-il.

Observant la poussière soulevée par les cavaliers, il demanda :

— On reste peinards ?

— Oui. Mon petit doigt me dit qu’ils vont nous rendre une deuxième visite.

Pitt repensait à ce qu’il avait lu à propos des conquêtes mongoles du treizième siècle. Feindre une retraite était la tactique favorite de Gengis Khan lorsqu’il se trouvait face à un adversaire puissant impossible à dominer sur le champ de bataille. Son armée mimait alors une retraite, qui pouvait durer parfois plusieurs jours. L’ennemi, qui ne se doutait de rien, défendait alors moins fortement ses positions, et c’est là qu’une contre-attaque surprise les anéantissait. Pitt savait que partir à pied dans le désert les mettrait dans une position semblable, et qu’ils courraient ainsi un risque mortel de se voir rattraper par les cavaliers. Il ne voulait pas s’y résoudre avant d’être sûr qu’ils étaient partis pour de bon.

Recroquevillés dans leur tanière de pierre, les deux hommes se reposèrent de leur aventure nocturne en attendant patiemment que l’horizon se dégage. Au bout d’une heure, un fracas soudain les réveilla en sursaut, comme un lointain coup de tonnerre. Observant le ciel clair et tournés vers le nord, ils aperçurent un haut nuage de poussière qui enveloppait les six cavaliers. Les chevaux galopaient à vive allure, martelant la piste comme s’il se trouvaient sur le champ de courses de Santa Anita. En quelques secondes, la horde dépassa Pitt et Giordino jusqu’à l’endroit où les traces de la moto disparaissaient. Ralentissant l’allure, ils se séparèrent en petits groupes afin de se disperser dans toutes les directions. Les cavaliers avançaient tous tête baissée, scrutant le sol à la recherche de traces ou d’indices qui pourraient expliquer la disparition de Pitt et Giordino. Ils cherchèrent pendant près d’une heure, et revinrent bredouilles. Puis, presque aussi soudainement qu’ils étaient apparus, les cavaliers se regroupèrent et repartirent vers le nord, le long de la piste, au petit galop.

— Voilà qui était un beau rappel, fit Giordino lorsque les chevaux eurent enfin disparu à l’horizon.

— Je crois que le spectacle est enfin terminé, répondit Pitt. Il est temps de regagner l’autoroute et de trouver un snack.

Les deux hommes n’avaient pas mangé depuis la veille et leurs estomacs gargouillaient dans un bel ensemble. Une fois descendus du rocher, ils se dirigèrent vers la piste et s’arrêtèrent près d’un épais bosquet de tamaris. Pitt sourit en apercevant la branche centrale, qui émergeait de la coque enfouie du side-car. Un cercle irrégulier de pierres recouvrait les parties visibles du véhicule, dissimulant ses flancs à un observateur peu averti.

— Pas mal pour un camouflage nocturne, fit Pitt.

— Je dirais qu’on a aussi eu un peu de chance, ajouta Giordino en tapotant la poche sur sa poitrine dans laquelle il avait glissé le fer à cheval.

Pitt avait eu une idée fulgurante en ensevelissant la moto, le stratagème avait fonctionné à merveille. Après la panne sèche, pas d’autre alternative que de se cacher à tout prix. En revenant sur ses pas, il était tombé sur ce petit ravin en roche dure, puis il était retourné vers la moto en balayant les traces de pneus avec une branche épaisse de buisson. Après quoi, Giordino et lui avaient poussé la moto et le side-car le long du même chemin, vers le ravin, s’arrêtant régulièrement pour effacer leurs traces à la lumière de la lampe torche. Leurs poursuivants n’avaient pu comprendre que la moto avait été tirée vers l’arrière depuis la fin des traces.

Pitt et Giordino avaient poussé la moto et le side-car dans le ravin le plus loin possible, puis s’étaient mis en devoir de les enterrer. Giordino avait découvert une petite trousse à outils sous le siège du side-car. À la lumière du phare, ils avaient détaché le side-car de la moto. Puis, déposant la moto dans une cuvette sablonneuse, ils l’avaient recouverte sous quelques centimètres de sable. La tâche était devenue moins pénible quand Pitt avait eu l’idée de fabriquer une pelle avec le dossier du siège. Le vent de sable qu’ils n’avaient fait que maudire jusqu’à présent les avait aidés, recouvrant le monticule d’une fine couche de poussière.

Le side-car fut néanmoins plus difficile à cacher. Comme il s’était avéré impossible de l’enterrer profondément sans pelle ou pioche, en raison de la roche dure sur laquelle ils butaient, ils eurent l’idée de le traîner jusqu’à un buisson de tamaris pour l’ensevelir au centre du fourré. Giordino entassa des pierres tout autour tandis que Pitt déterrait un arbuste épais et le plantait sur le siège, de manière que ses branches tombantes recouvrent les flancs du side-car. Ce camouflage approximatif avait suffi à les sauver, comme en témoignaient les traces de sabots imprimées dans le sol à quelques pas.

À présent, alors que le soleil au zénith laissait monter une brume de chaleur sur le sol du désert, les deux hommes regardaient avec nostalgie le side-car à demi enterré.

— Je ne pensais pas que ce machin me manquerait, dit Giordino.

— Oui, vu l’alternative, ce n’était pas si mal, répondit Pitt en scrutant l’horizon vierge de tout signe de vie.

Une immensité désolée s’étendait partout autour, baignée dans un silence angoissant.

Pitt ramena son bras gauche près de son visage de manière à ce que sa montre Doxa se trouve à hauteur des yeux, puis il se tourna vers le soleil jusqu’à ce que le disque d’un jaune éclatant s’aligne sur l’aiguille marquant les heures, c’est-à-dire deux. Cette vieille technique de survie permettait de retrouver le sud à mi-chemin entre l’aiguille et le chiffre douze si l’on se trouvait dans l’hémisphère Nord. Jetant un coup d’œil par-dessus la montre sur le terrain devant lui, Pitt visualisa le chiffre un pour le sud, le sept pour le nord, et l’ouest entre les deux, sur le quatre.

— Allons vers l’ouest, déclara-t-il en tendant la main vers des collines ocre qui se profilaient à l’horizon. Quelque part dans cette direction se trouve la ligne de chemin de fer transmongole, qui va de Pékin à Oulan-Bator. Si nous nous dirigeons vers l’ouest, nous finirons bien par la croiser.

— Nous finirons bien, répéta Giordino lentement. Pourquoi ai-je l’impression que nous n’avons pas la moindre idée de la distance à parcourir ?

— Parce que c’est bien le cas, fit Pitt en haussant les épaules avant de commencer à marcher en direction des collines.

27

Le désert de Gobi passe par des températures extrêmes, parmi les plus hostiles au monde. L’été, elles peuvent culminer à 47 °C pour descendre à - 25 °C en hiver. Entre le matin et la nuit, il n’est pas rare de perdre près de 30°. Dérivé du mot mongol qui signifie « endroit sans eau », le Gobi est le cinquième désert du monde par sa taille. Ces terres arides abritaient autrefois une mer intérieure puis, au cours de l’éon suivant, s’étaient transformées en terrain de jeux marécageux pour dinosaures, le sud-ouest du Gobi restant toujours une destination appréciée des paléontologues qui parcourent le globe à la recherche de fossiles intacts.

Mais pour Pitt et Giordino, les plaines vides et ondulantes n’étaient qu’un océan de sable, de cailloux et de rochers. Des falaises en grès rose et des affleurements de roche rouge bordaient’une plaine caillouteuse couverte de galets bruns, gris et ébène. Tranchant sur le ciel bleu vif, le paysage désolé offrait un certain type de beauté sauvage. Pour les deux hommes, ce site atypique leur permettait d’oublier qu’ils se trouvaient dans une zone potentiellement mortelle.

La température de l’après-midi passa les 38 °C sous un soleil ardent qui brûlait le sol rocailleux. Le vent n’était plus qu’une légère brise chaude qui ne les rafraîchissait plus depuis longtemps. En raison des forts ultraviolets, les deux hommes préféraient ne pas se découvrir pour ne pas être brûlés. Ils gardèrent également à contrecœur leurs manteaux, et les nouèrent à leur taille en prévision de la nuit fraîche à venir. Quant à la doublure de leur veste, ils la déchirèrent afin de se confectionner des bandanas pour éviter l’insolation, ce qui leur donnait l’air de pirates égarés.

Mais ce qui les attendait ne prêtait pas à sourire. Au deuxième jour sans nourriture ni eau, la traversée du désert, suffocant le jour et glacé la nuit, était éprouvante. En effet, Pitt et Giordino risquaient et la déshydratation et l’hypothermie. Étrangement, la faim avait disparu, remplacée par une soif incessante et inextinguible. Les kilos de poussière avalés lors du voyage en moto n’arrangeaient guère les choses, desséchant encore davantage leurs gorges serrées.

Pour résister à la chaleur du désert, Pitt savait qu’il était primordial de conserver leurs forces. Ils pouvaient peut-être survivre trois jours sans eau, mais s’ils s’épuisaient trop sous le soleil brûlant, ils ne tiendraient pas jusque-là. Comme ils avaient pu dormir et se reposer dans leur cachette en haut du rocher, ils pouvaient forcer un peu l’allure avant de devoir s’arrêter, se dit Pitt. Il fallait absolument retrouver la civilisation le plus vite possible.

Pitt prit un point de repère au loin, puis les deux hommes se mirent en route à un pas mesuré. Toutes les demi-heures environ, ils cherchaient l’ombre d’un rocher pour faire une halte et rafraîchir leur température corporelle. Ils répétèrent l’opération jusqu’à ce que le soleil finisse par se coucher et que les températures retombent.

Le Gobi est certes vaste et assez peu peuplé, mais pas entièrement inhabité. De minuscules villages se sont établis dans les régions où l’on peut creuser des puits, et des troupeaux nomades parcourent les franges où l’herbe pousse. En continuant à avancer, ils finiraient bien par rencontrer quelqu’un. De plus Pitt avait vu juste : quelque part à l’ouest se trouvaient la ligne de chemin de fer qui reliait Pékin à Oulan-Bator et la piste de terre parallèle. Mais à quelle distance ?

Pitt continuait à progresser en direction de l’ouest, vérifiant constamment leur position grâce à sa montre. Alors qu’ils marchaient à travers la plaine, ils tombèrent sur des ornières qui croisaient leur chemin.

— Alléluia ! fit Giordino. Un signe de vie sur cette planète !

Pitt se pencha afin d’étudier les traces. Elles avaient manifestement été laissées par une Jeep ou une camionnette, mais les bords de l’ornière étaient déjà émoussés et recouverts d’une fine couche de sable.

— Ils ne sont pas passés hier, dit Pitt.

— Cela ne vaut pas la peine de les suivre ?

— Ces traces pourraient avoir cinq jours ou cinq mois, dit Pitt en secouant la tête.

Résistant à la tentation, les deux hommes les ignorèrent et poursuivirent vers l’ouest. Parfois, ils rencontraient d’autres traces de pneus qui partaient dans différentes directions. Dans ce désert, comme d’ailleurs pour une grande partie de la Mongolie, il y avait peu de vraies routes. Se rendre quelque part consistait à choisir une direction et la suivre. Si un satellite photographiait la myriade de foutes et de pistes qui sillonnaient la Mongolie, cela ressemblerait à une assiette de spaghettis tombés par terre.

Lorsque le soleil se cacha, l’air commença à se rafraîchir. Exténués par la chaleur et souffrant du manque d’eau, les hommes affaiblis en furent revigorés et se mirent à allonger le pas. Pitt avait pris comme point de repère un rocher à trois pics, qu’ils atteignirent peu après minuit. Sous un ciel clair, une demi-lune brillante éclairait leur chemin.

Ils s’arrêtèrent et s’allongèrent sur un bloc de grès lisse, regardant les étoiles au-dessus de leur tête.

— La Grande Ourse est juste là, fit Giordino en tendant la main vers la partie la plus facilement identifiable de la constellation. La Petite est juste au-dessus.

— Et l'étoile Polaire au bout de la queue.

Pitt se leva et se tourna vers l’étoile, tendant le bras gauche.

— Voilà l’ouest, dit-il en désignant une falaise sombre à quelques kilomètres.

— Dépêchons-nous pour arriver avant la fermeture, répondit Giordino, grognant un peu en se mettant debout.

Le fer à cheval dans sa poche cogna sur sa hanche lorsqu’il se leva, et Giordino le tapota inconsciemment avec un sourire entendu.

À présent certain de la direction à suivre, ils se mirent en route. Pitt regardait le ciel toutes les cinq minutes pour s’assurer que l'étoile Polaire restait sur leur droite. Le manque d’eau et de nourriture se faisait cruellement sentir, les forçant à ralentir le pas et les murant dans un lourd silence. La blessure de Pitt à la jambe gauche commençait à le lancer, lui envoyant de douloureuses décharges. L’air frais de la nuit devenant glacé, ils enfilèrent leurs manteaux. La marche les réchauffait peut-être, mais pompait également leur énergie.

— Tu m’avais pourtant promis que nous n’irions plus dans le désert après le Mali, dit Giordino en évoquant la fois où ils avaient frôlé la mort dans le Sahara en recherchant une décharge de déchets radioactifs.

— Je parlais seulement des déserts subsahariens, répondit Pitt.

— Un détail. Bon, à partir de quand pouvons-nous espérer que Rudi appelle les gardes-côtes à la rescousse ?

— Je lui ai dit de décharger notre équipement du Vereshchagin et, s’il trouvait un camion, de nous retrouver à Oulan-Bator à la fin de la semaine. J’ai peur que notre mère poule ne s’inquiète pas avant encore trois jours.

— Et d’ici là nous serons déjà à Oulan-Bator.

Pitt sourit à cette idée. Avec de l’eau, il ne doutait pas que le coriace petit Italien aurait été capable de marcher jusqu’à Oulan-Bator en le portant sur son dos. Mais sans une source d’eau, leur sort était scellé.

Un vent mordant soufflait du nord, faisant dégringoler la température. Le meilleur moyen pour lutter contre le froid était de continuer à avancer, et ils se réconfortaient en songeant que les nuits d’été étaient courtes. Pitt continuait à les guider vers la montagne à l’ouest mais c’était comme s’ils faisaient du sur-place. Au bout de deux heures de marche au fond d’une vallée pierreuse, ils durent gravir plusieurs petites collines. Celles-ci devinrent de plus en plus escarpées jusqu’à ce qu’ils atteignent un promontoire, contrefort de la chaîne de montagnes. Après un bref repos, ils partirent à l’assaut de la montagne, devant s’aider de leurs mains et progresser parfois à genoux pour franchir une section de rochers déchiquetés. Cette ascension les avait épuisés et, une fois arrivés au sommet, ils firent une pause.

Un nuage qui se déplaçait lentement obscurcit la lune pendant quelques minutes, plongeant la montagne dans une noirceur d’encre. Pitt s’assit sur un rocher en forme de champignon pour reposer ses jambes tandis que Giordino se courbait en deux afin de reprendre son souffle. S’ils étaient encore des durs à cuire, aucun des deux n’était plus l’étalon fougueux de la décennie passée. Chacun supportait en silence la kyrielle de maux et de douleurs qui incombaient à leur âge.

— Mon royaume pour un téléphone satellite, déclara Giordino d’une voix rauque.

— J’envisagerais même le cheval, répondit Pitt.

Tandis qu’ils se reposaient, la demi-lune argentée sortit doucement du nuage, baignant les environs dans une clarté bleutée. Pitt se leva et s’étira, puis observa l’autre côté de la montagne. Une pente raide dévalait le long de petites falaises escarpées qui surplombaient une vallée en forme de cuvette. Pitt scruta le petit bassin, y décelant plusieurs formes sombres et rondes disséminées çà et là.

— Al, regarde en bas et dis-moi si tu vois le même mirage que moi.

— S’il s’agit d’une bière et d’un sandwich géant, je peux déjà te dire que la réponse est oui, répondit Giordino en se relevant.

Après avoir observé attentivement la plaine, il finit par confirmer qu’il voyait bien une vingtaine de points noirs dispersés dans la vallée.

— Ce n’est pas Manhattan, mais c’est tout de même un début de civilisation.

— Les taches sombres pourraient bien être des yourtes. Un petit campement sans doute, ou un groupe d’éleveurs nomades, supposa Pitt.

— Assez important néanmoins pour que quelqu’un ait une cafetière, répondit Giordino en se frottant les mains pour se réchauffer.

— Je compterais plutôt sur du thé, si j’étais toi.

— S’il est chaud, je le boirai.

Pitt jeta un regard à sa montre et vit qu’il était presque trois heures du matin.

— Si nous partons maintenant, nous y serons au lever du soleil.

— Juste à temps pour le petit déj‘.

Les deux hommes se mirent en route vers le campement, descendant précautionneusement le petit ravin puis serpentant parmi les collines rocailleuses. Ils avançaient avec une vigueur renouvelée, sûrs que le pire était derrière eux. Le petit village, à présent en vue, promettait eau et nourriture. Ils durent toutefois contourner plusieurs parois verticales, détour qui ralentit leur progression. Puis les rochers escarpés laissèrent place à de plus petits blocs de grès qu’ils pouvaient escalader et enjamber. Arrivés à un petit plateau, ils s’arrêtèrent pour se reposer. En dessous, le campement se trouvait à peine à plus d’un kilomètre.

Les premières lueurs du jour commençaient à éclairer le ciel à l’est, mais la luminosité était encore trop faible pour découvrir le paysage alentour. Les structures principales du campement étaient néanmoins visibles : des formes gris sombre qui se détachaient sur le sol clair du désert. Pitt dénombra vingt-deux yourtes. De loin, elles semblaient plus grandes que celles qu’il avait vues à Oulan-Bator ou dans la campagne environnante. Étrangement, il n’y avait ni lumières, ni lanternes, ni feux. Le camp était plongé dans l’obscurité.

Tout autour du campement, Giordino et Pitt pouvaient distinguer des ombres d’animaux, mais ils étaient trop loin pour voir s’il s’agissait de chevaux ou de chameaux. Un corral fermé par une barrière en bois abritait une partie du troupeau près des yourtes, tandis que d’autres déambulaient librement dans les parages.

— Il me semble que tu as demandé un cheval ? fit Giordino.

— Espérons que ce ne sont pas des chameaux.

Les deux hommes couvrirent aisément la dernière portion de terrain. Arrivés à cent mètres du campement, Pitt se figea sur place. Giordino l’imita instinctivement, ouvrant grand les yeux et les oreilles, en alerte, mais ne remarqua rien d’anormal. Mis à part le sifflement du vent, la nuit était parfaitement calme et le camp silencieux.

— Que se passe-t-il ? chuchota-t-il enfin à Pitt.

— Le troupeau, répondit doucement Pitt. Il ne bouge pas.

Giordino observa les animaux disséminés alentour, mais ils étaient immobiles. À quelques mètres, il remarqua trois chameaux bruns qui se tenaient groupés, la tête levée, comme statufiés.

— Peut-être qu’ils sont endormis, suggéra-t-il.

— Je ne crois pas, répondit Pitt, et il n’y a aucune odeur animale non plus.

Pitt avait visité assez de fermes et de ranchs dans sa vie pour savoir que l’odeur du fumier suivait toujours le bétail. Il fit quelques pas en avant, se glissant doucement dans l’ombre pour se retrouver près des animaux. Les créatures ne montraient aucune peur et restèrent de marbre sous les caresses de Pitt. Giordino fut choqué lorsque Pitt attrapa l’un des animaux par le cou et le poussa violemment. Le chameau ne résista pas et bascula, raide, sur le côté. Giordino accourut et regarda l’animal, étendu immobile, les pattes en l’air. Sauf que ce n’étaient pas des pattes, mais des planches de bois.

Le chameau tombé à la renverse, comme le reste du troupeau, était fait de bois.

28

— Disparus ? Comment cela, disparus ?

La colère de Borjin faisait jaillir une veine de la taille d’un ver de terre dans son cou.

— Mais vos hommes les ont traqués jusqu’au désert !

Bien que dépassant Borjin d’une bonne tête, le chef de la sécurité se ratatina comme une violette flétrie sous la fureur qui s’était emparée de son patron.

— Leurs traces se sont tout simplement évanouies dans le sable, monsieur. On n’a trouvé aucun indice nous signalant qu’un autre véhicule aurait pu les récupérer. On les a perdus alors qu’ils se trouvaient à cinquante kilomètres à l’est du village le plus proche. Leurs chances de survie dans le désert de Gobi sont quasi nulles, murmura Batbold.

Tatiana, debout près du bar, écoutait la conversation tout en préparant deux vodkas-martini. Elle tendit un verre à son frère, puis but une gorgée du sien.

— Étaient-ce des espions chinois ? demanda-t-elle.

— Non, répondit Batbold. Je ne crois pas. Apparemment, ils ont dû acheter quelqu’un pour entrer dans l’escorte mongole. La délégation chinoise n’a pas semblé remarquer leur disparition du convoi. Il est à noter qu’ils correspondent également à la description des deux hommes qui se sont introduits dans notre entrepôt de stockage à Oulan-Bator il y a deux jours.

— Les Chinois n’auraient pas été si maladroits, commenta Borjin.

— Pour les avoir vus, je peux vous assurer que ces hommes n’étaient pas chinois. Ils avaient l’air russes. Même si le professeur Gantumur, au labo, prétend qu’ils lui ont parlé anglais avec un accent américain.

Tatiana s’étrangla soudain, reposa son verre et toussa pour s’éclaircir la gorge.

— Des Américains ? bégaya-t-elle. De quoi avaient-ils l’air ?

— D’après ce que j’ai vu par la fenêtre, répondit Borjin, l’un d’eux était grand et mince avec les cheveux noirs et l’autre petit et robuste avec des cheveux bruns bouclés.

Batbold hocha la tête.

— Oui, c’est exact, marmonna-t-il en omettant de préciser qu’il leur avait fait face avant d’avoir été assommé par la pelle.

— Ça ressemble bien aux hommes de la NUMA, fit Tatiana, le souffle coupé. Dirk Pitt et Al Giordino. Ceux qui nous ont sauvés sur le lac Baïkal. Les mêmes qui sont montés à bord du Primorski et ont capturé le scientifique russe peu avant notre départ de Sibérie.

— Comment sont-ils remontés jusqu’ici ? demanda Borjin, l’air sévère.

— Je ne sais pas. Peut-être grâce au contrat de location du Primorski.

— Ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. Où sont-ils allés dans la propriété ? demanda-t-il à Batbold.

— Ils sont arrivés dans le garage sous l’excuse d’un pneu crevé, puis ils sont entrés dans les locaux de recherche. Le Pr Gantumur ayant téléphoné immédiatement à la sécurité, ils n’ont pu rester dans le labo que quelques minutes. Après, ils se sont débrouillés pour échapper aux gardes et observaient probablement la résidence lorsque vous les avez surpris entrant dans le sanctuaire.

Le visage de Borjin s’empourpra et la veine de son cou gonfla plus encore.

— Ils sont à la recherche des prospecteurs de la compagnie pétrolière, j’en suis sûre, dit Tatiana. Ils ne savent rien de notre travail. Ne t’inquiète pas, mon frère.

— Tu n’aurais jamais dû amener ces gens ici, persifla-t-il.

— C’est ta faute ! rugit Tatiana. Si tu n’avais pas tué les Allemands avant qu’ils aient fini d’analyser les données, nous n’aurions pas eu besoin d’une aide supplémentaire !

Borjin foudroya sa sœur du regard, refusant de reconnaître ses torts.

— Peut-être que tu as raison, répondit-il en recouvrant son sang-froid. Ces hommes de l’eau sont bien loin de leur milieu naturel maintenant. Mais pour s’en assurer, envoie le moine là-bas par mesure de précaution, ordonna-t-il à Batbold.

— Une décision prudente, mon frère.

— À leur décès dans la poussière et la soif, lança-t-il avec amusement en levant son verre avant de siroter le martini.

Tatiana termina le sien, préoccupée. Comme elle avait pu le constater, ces hommes étaient déterminés et ne se laisseraient pas tuer si facilement.

*

* *

Bien qu’ils fussent entourés de chameaux, Pitt et Giordino avaient l’impression d’être dans un décor de western. Escaladant une clôture, ils furent amusés de tomber sur un grand abreuvoir destiné à ce troupeau en bois. Ces animaux, stratégiquement placés autour du village, projetaient de longues ombres sur le sol. Pitt en dénombra au moins cent.

— Ça me rappelle ce type au Texas avec toutes ces Cadillac à moitié enterrées dans son jardin, lança Giordino.

— Je ne crois pas que nous ayons affaire ici à une mise en scène artistique, si c’est ce que tu veux dire.

Ils se rendirent à la yourte la plus proche, qui faisait plus de deux fois la taille habituelle. La tente ronde en feutre mesurait près de trente mètres de diamètre et s’élevait à plus de trois mètres de haut. Pitt chercha la porte peinte en blanc, qui, comme dans toutes les yourtes mongoles, faisait face au sud. Après avoir frappé quelques coups, il lança un « Bonjour » enjoué. La porte était rigide et vibra profondément. Pitt posa les mains contre le mur en peau et poussa. Plutôt qu’une simple épaisseur de toile sur le feutre, le mur s’appuyait sur une surface dure et solide.

— Le grand méchant loup n’aurait pas pu détruire cette tente en soufflant dessus, dit-il.

Saisissant un morceau de toile, il en déchira un petit bout. Il tomba alors sur une épaisseur de feutre qu’il déchira également, découvrant une surface métallique froide peinte en blanc.

— C’est une citerne, fit Pitt en touchant le métal.

— D’eau ?

— Ou de pétrole, répondit-il en reculant pour examiner les autres fausses yourtes qui constituaient le campement.

— Elles sont peut-être grandes pour de vraies tentes de nomades, mais un peu petites pour être des cuves de pétrole, fit remarquer Giordino.

— Je parie que ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Les cuves sont peut-être enterrées sur dix ou quinze mètres de profondeur.

Giordino racla le sol pour en détacher une petite pierre, qu’il ramassa et cogna contre le réservoir. Un son creux se fit entendre.

— Elle est vide.

Avançant d’un pas, il lança la pierre vers la yourte suivante. Elle rebondit sur un côté, produisant la même résonance creuse.

— Vide également, dit-il.

— Comme ta tasse de café, fit Pitt.

— Pourquoi des cuves de stockage de pétrole vides au milieu de nulle part sont-elles déguisées en faux campement ?

— Nous ne sommes peut-être pas très loin de la frontière chinoise, dit Pitt. Quelqu’un a peut-être peur que les Chinois ne lui volent son pétrole... Je suppose que cette mise en scène est un leurre en cas de survol aérien ou de photo par satellite, sur laquelle tout cela semblerait authentique.

— Les puits n’ont rien dû donner si ces réservoirs sont tous à sec.

Le faux village perdit tout son attrait lorsque les deux hommes se rendirent compte qu’ils n’y trouveraient ni eau ni nourriture. Ils fouillèrent néanmoins chaque yourte, espérant y découvrir des réserves de secours ou tomber sur autre chose qu’une cuve vide. Mais toutes les tentes étaient identiques, ne servant qu’à masquer les vastes citernes en métal à demi ensevelies dans le sable. C’est seulement à la dernière tente qu’ils tombèrent sur une vraie porte. En la poussant, ils reconnurent une station de pompage creusée à six mètres dans le sol. Un labyrinthe de conduites semblait mener aux autres cuves, partant d’un seul tuyau d’alimentation d’un mètre vingt de diamètre qui sortait du sol du désert.

— Un oléoduc souterrain, observa Pitt.

— Creusé et installé à l’aide d’un tunnelier ? fit Giordino. Hum, où ai-je donc vu un de ces engins dernièrement ?

— Il est possible que ce soit encore un coup de nos amis d’Avarga. Cela pourrait avoir un rapport avec le contrat qu’ils veulent conclure avec les Chinois ; quant à leur but, je ne peux faire que des suppositions.

Les deux hommes, fatigués et déçus, redevinrent silencieux. Au-dessus d’eux, le soleil levant commençait à cuire à nouveau le sol pierreux autour du faux village. Epuisés par leur longue marche et affaiblis par le manque d’eau et de nourriture, ils prirent la sage décision de se reposer. Ils arrachèrent des morceaux de feutre de l’une des yourtes pour se confectionner des matelas de fortune et s’allongèrent à l’ombre de la station de pompage. Les lits improvisés semblèrent mœlleux pour leurs corps meurtris et ils s’endormirent rapidement.

Le soleil tombait vers l’horizon comme une balle de billard fluorescente lorsqu’ils se réveillèrent enfin. Toutefois, ce repos n’avait que peu regonflé leur énergie et c’est dans un état comateux qu’ils quittèrent le village. Ils se mirent en marche au prix de gros efforts, avançant à un rythme d’escargot comme si chacun d’eux avait vieilli de quarante ans en quelques heures. Pitt prit un nouveau point de repère grâce à sa montre pour s’assurer qu’ils se dirigaient bien vers l’ouest, s’interdisant toute tentation de suivre l’oléoduc souterrain. Ils marchaient en silence, animés par leur seule volonté, l’esprit embrumé en proie aux premiers signes de délire.

Le vent du nord commença à souffler, levant des bourrasques cinglantes et tourbillonnantes qui annonçaient une tempête, apportant avec elle un froid glacial. Les deux hommes, prévoyants, avaient gardé leurs couvertures de feutre, qu’ils transformèrent en ponchos.

Pitt avait visé une chaîne de montagnes en forme de S au moment du coucher du soleil et se concentrait de toutes ses forces pour atteindre son but. Lorsque le vent se leva, il comprit, inquiet, que bientôt l'étoile Polaire disparaîtrait.

Un terrible mantra, « avancer ou mourir », se mit à tourner en boucle dans sa tête, le forçant à continuer. Pitt, la gorge desséchée et la langue gonflée, essayait de penser à autre chose qu’à sa soif inextinguible. Il regarda Giordino, qui cheminait droit devant lui, le regard vide. Toute leur énergie physique et mentale n’était occupée que par une pensée : poser un pied devant l’autre.

Le temps sembla se suspendre, et Pitt perdit presque conscience. Il partait à la dérive, puis sentait ses yeux se rouvrir, comme s’il s’était endormi debout. Combien de temps avait duré cet étourdissement, il ne le savait pas, mais au moins Giordino était toujours là et marchait à ses côtés. Son esprit se mit à vagabonder vers sa femme Loren, représentante au Congrès à Washington. Bien qu’amants depuis de nombreuses années, ils s’étaient mariés très récemment, lorsque Pitt avait compris que sa vie de globe-trotter était derrière lui. Elle savait pourtant bien que le goût de l’aventure ne l’avait pas quitté, même si lui ne s’en rendait pas compte. Au bout de quelques mois à la tête de la NUMA au siège de Washington, il avait commencé à avoir des fourmis dans les jambes. C’est Loren qui l’avait poussé à repartir sur le terrain, sachant qu’il était plus heureux quand il travaillait avec son premier amour : la mer. La séparation renforcerait leur amour, disait-elle, même s’il n’était pas sûr qu’elle le pense vraiment. Pourtant, peu désireux aussi de gêner sa carrière au Capitole, il avait suivi son conseil. À présent, il se demandait si cette décision n’allait pas faire d’elle une veuve.

Ce fut une heure plus tard, peut-être deux, que les vents décidèrent de se lever pour de bon, soufflant avec violence depuis le nord-ouest. Les étoiles au-dessus d’eux disparurent rapidement dans la poussière, les plongeant à nouveau dans l’obscurité. Lorsque le sable se mit à les envelopper d’une brume opaque, Pitt perdit son repère. Cela n’avait plus d’importance. Les yeux fixés à ses pieds, il était anéanti de fatigue.

Ils marchaient comme des zombies, de façon automatique, incapables de s’arrêter. Giordino calait scrupuleusement son allure sur celle de Pitt, comme si un lien invisible les reliait. Les vents s’intensifièrent et les rafales de sable, piquant leurs yeux et leurs visages, brouillaient leur vision. Pourtant ils poursuivaient, même s’ils redoutaient de perdre le cap. Les deux hommes, épuisés, étaient partis en zigzaguant vers le sud, perdant l’ouest, fuyant inconsciemment la morsure du vent.

Ils tournèrent en rond pendant un temps infini, jusqu’à ce que Pitt aperçoive Giordino trébucher sur des rochers et tomber à terre à côté de lui. Il s’arrêta pour lui tendre la main, mais alors que Giordino la saisissait afin de se relever, il bascula sur un lit de sable mou. Allongé là, étourdi, il constata qu’ils étaient au moins protégés des bourrasques. Par un pur hasard, Giordino les avait entraînés sur un rocher derrière lequel on pouvait s’abriter des vents hurlants. Pitt toucha la paroi d’une main et sentit Giordino s’effondrer. Dans un dernier effort, il déplia sa couverture en feutre et l’étendit sur leurs têtes pour qu’ils restent au chaud, puis se rallongea dans le sable et ferma les yeux.

Sous la tempête stridente du désert, les deux hommes sombrèrent dans l’inconscience.

29

Giordino rêvait. Il rêvait qu’il flottait dans une mer tropicale calme. Le liquide tiède était étrangement épais, comme du sirop, ce qui rendait ses mouvements lents et laborieux. Puis de petites vaguelettes chaudes se mirent soudain à lécher son visage. Il tourna la tête pour échapper aux vagues, mais la chaleur humide suivait son mouvement. Brutalement, la réalité le tira de son rêve. Une odeur, une odeur extrêmement déplaisante par-dessus le marché. Trop puissante pour ne pas le réveiller. La puanteur finit par le tirer du sommeil et il se força à ouvrir une paupière lourde.

Le soleil brillant lui piqua les yeux, mais il réussit néanmoins à se rendre compte qu’il n’y avait aucune vague bleue qui lapait son corps. Au lieu de cela, une serpillière rose géante s’abattit sur lui et lui mouilla la joue. Détournant vivement la tête, il vit la chose se retirer derrière une barrière de grandes dents jaunes logées dans une gueule qui semblait faire un kilomètre de long. La bête avait une haleine putride qui sentait l’oignon, l’ail et le fromage limburger.

Ouvrant grand les deux yeux pour se débarrasser de ce cauchemar, il remonta le long de la gueule et découvrit deux yeux chocolat voilés par de longs cils. Le chameau dévisagea Giordino en cillant d’un air curieux, puis émit un petit blatèrement avant de reculer pour mordiller un bout de feutre qui traînait par terre.

Giordino se leva avec effort, réalisant que l’eau sirupeuse de son rêve n’était qu’une couche de sable tiédie par le soleil. Un tas de sable de près de trente centimètres s’était en effet accumulé dans la petite cavité pendant la tempête. Après avoir péniblement dégagé ses bras de l’amoncellement de sable, Giordino donna un coup de coude à la silhouette ensevelie à ses côtés, balayant au passage quelques poignées de silice brune. Pitt, les traits tirés et l’air hagard, rejeta la couverture de feutre raidi qui craqua légèrement. Son visage était brûlé par le soleil, ses lèvres boursouflées et gercées. Pourtant, ses yeux verts cernés pétillèrent en voyant son ami toujours en vie.

— Une nouvelle journée au paradis, articula-t-il d’une voix rauque, la bouche desséchée, en étudiant les lieux.

La tempête de la veille avait laissé place à un ciel bleu sans nuages.

Quand ils se relevèrent, le sable glissa des plis de leurs vêtements par paquets. Giordino passa la main dans sa poche et hocha doucement la tête, rassuré d’y sentir le fer à cheval.

— Nous avons de la compagnie, dit-il d’une voix sifflante qui évoquait le frottement de la laine d’acier sur du papier de verre.

Pitt regarda la bête de somme à quelques pas. C’était un chameau de Bactriane, comme en témoignaient les deux bosses sur son dos qui s’affaissaient légèrement sur un côté. La fourrure de l’animal était d’une belle couleur moka, plus sombre sur les flancs. Le chameau rendit à Pitt son regard et le fixa pendant quelques secondes, puis se remit à mordiller la couverture.

— Le navire du désert, dit Pitt.

— On dirait plutôt un remorqueur. On monte dessus ou on le bouffe ?

Pitt se demandait s’ils auraient la force de faire l’un ou l’autre quand un sifflement perçant retentit derrière une dune. Un petit garçon dévala la pente, monté sur un cheval pommelé. Il portait une del verte et ses courts cheveux noirs étaient cachés sous une vieille casquette. Le garçon s’approcha du chameau en l’appelant par son nom. Lorsque l’animal releva la tête, il lança prestement un lasso autour de son cou et resserra la corde. C’est seulement à cet instant qu’il remarqua Pitt et Giordino allongés par terre. Il sursauta et dévisagea de ses grands yeux les deux hommes hagards à l’allure fantomatique.

— Bonjour, fit Pitt avec un sourire chaleureux. Peux-tu nous aider ?

— Vous... parlez anglais, bégaya le garçon.

— Oui. Tu nous comprends ?

— J’apprends l’anglais au monastère, répondit-il fièrement en détachant chaque syllabe.

— Nous sommes perdus, déclara Giordino d’une voix sourde. As-tu un peu d’eau ou de nourriture à partager avec nous ?

Le garçon se laissa glisser de sa selle en bois et leur offrit une outre en peau de chèvre remplie d’eau. Pitt et Giordino burent tour à tour, d’abord de petites gorgées puis à grosses goulées. Pendant ce temps, le garçon avait sorti un foulard de sa poche qui enveloppait un bloc de fromage séché au soleil. Il le découpa en petits morceaux et en offrit aux deux hommes qui se les partagèrent avec joie tout en finissant l’outre.

— Mon nom est Noyon, dit le garçon. Et vous ?

— Je m’appelle Dirk et voici Al. Nous sommes très heureux de te rencontrer, Noyon.

— Vous êtes fous, Dirk et Al, de voyager dans le Gobi sans eau et sans monture, dit-il sévèrement avant de sourire pour ajouter : Venez avec moi dans ma maison, où vous serez accueillis par ma famille. C’est à moins d’un kilomètre d’ici. Pas trop long pour vous.

Le garçon ôta la petite selle et invita Pitt et Giordino à monter. Le poney mongol n’était pas grand, aussi Pitt se hissa facilement sur son dos avant de tendre la main à Giordino. Noyon attrapa les rênes et les conduisit vers le nord, suivi du chameau, la corde au cou.

Ils n’avaient parcouru qu’une courte distance quand Noyon tourna le long d’un massif de grès. De l’autre côté, ils virent un grand troupeau de chameaux dispersés dans une prairie, à la recherche de touffes d’herbe qui poussaient dans le sol pierreux. Au centre du champ se trouvait une unique yourte, couverte d’une toile blanche salie et dont la porte sud était peinte d’une teinte orange passée. À une corde tendue entre deux piquets, plusieurs chevaux bruns robustes avaient pu être attachés. Un homme rasé, au visage buriné et aux yeux noirs pénétrants, sellait l’un des chevaux lorsque la petite caravane arriva.

— Père, j’ai trouvé ces hommes perdus dans le désert, dit-il dans sa langue maternelle. Ils viennent d’Amérique.

L’homme jeta un œil sur les deux hommes en piteux état, et comprit qu’ils avaient failli faire la connaissance d’Erleg Khan, le seigneur mongol du monde des morts. Il les aida vivement à descendre du cheval et rendit à chaque homme épuisé sa faible poignée de main.

— Attache le cheval, cria-t-il à son fils en conduisant les deux hommes vers sa maison.

Pressés d’entrer dans la yourte, Pitt et Giordino furent stupéfaits de l’intérieur chaleureux, qui contrastait vivement avec le désert austère. Des tapis aux couleurs vives couvraient chaque centimètre carré du sol en terre, confondus avec les riches tapisseries florales qui couvraient le treillis en bois du mur de la tente. Coffres et tables également étaient peints de couleurs gaies : rouge, orange et bleu, tandis que les poutres de la yourte étaient jaune citron.

L’espace était aménagé comme une yourte traditionnelle, selon les principes d’une décoration symbolique qui contrait la superstition présente dans la vie quotidienne nomade. À gauche de l’entrée se trouvaient un tréteau et un coffre pour y poser la selle de l’homme de la maison et ses autres affaires. Dans la section droite de la yourte, réservée aux femmes, étaient entassés les ustensiles de cuisine. Un foyer et un poêle trônaient au centre de la yourte, reliés à un conduit qui sortait par une ouverture au sommet de la tente. Trois lits bas étaient installés le long des murs, celui du fond réservé à l’autel familial.

Le père de Noyon conduisit Pitt et Giordino vers le côté gauche de la yourte et leur fit signe de s’asseoir sur des tabourets près du foyer. Une femme menue aux longs cheveux noirs et au regard pétillant, occupée avec une vieille théière, leur sourit. En voyant à quel point ils étaient épuisés, elle leur apporta des serviettes humides afin qu’ils se lavent le visage et les mains, puis mit quelques lambeaux de mouton à bouillir dans une casserole d’eau. Ensuite, après avoir remarqué le bandage ensanglanté de Pitt, elle nettoya sa blessure tandis que les hommes buvaient tasse sur tasse de thé noir. Une fois le mouton cuit, elle servit généreusement une part gigantesque à chacun et apporta un plateau de fromages séchés. Pour ces hommes affamés cette viande, pourtant relativement fade, avait autant de saveur que la grande cuisine française. Une fois le mouton et le fromage engloutis, l’homme apporta une outre en cuir remplie de lait de jument fermenté maison, Yairak, et en remplit trois tasses.

Noyon entra dans la yourte et s’assit derrière les hommes pour jouer le rôle d’interprète pour ses parents, qui ne parlaient pas anglais. Son père s’exprima calmement, d’une voix grave, en regardant Pitt et Giordino dans les yeux.

— Mon père, Tsengel, et ma mère, Ariunaa, vous souhaitent la bienvenue chez eux, dit le garçon.

— Nous vous remercions pour votre hospitalité. Vous nous avez vraiment sauvé la vie, dit Pitt en levant son verre d’airak comme pour porter un toast.

La boisson avait le goût de la bière chaude mélangée à du babeurre, se dit-il.

— Dites-moi, que faites-vous dans le Gobi sans provisions ? demanda Tsengel par l’intermédiaire de son fils.

— Nous nous sommes trouvés séparés de notre groupe lors d’une excursion dans le désert, inventa Giordino. Nous sommes revenus sur nos pas, mais nous nous sommes perdus dans la tempête de sable la nuit dernière.

— Vous avez eu de la chance que mon fils vous retrouve. Il y a peu d’habitations dans cette région du désert.

— À quelle distance sommes-nous du prochain village ? demanda Pitt.

— Il y a un petit camp à environ vingt kilomètres d’ici. Mais assez de questions, dit Tsengel en voyant la mine fatiguée des deux hommes. Vous devez vous reposer après votre repas. Nous parlerons ensuite.

Noyon les conduisit vers deux petits lits, puis il suivit son père au-dehors pour l’aider à s’occuper du troupeau. Pitt, étendu sur le dos dans le lit mœlleux, admira les poutres jaune vif au-dessus de sa tête avant de tomber dans un sommeil lourd et profond.

Giordino et lui se réveillèrent avant le crépuscule, tirés du sommeil par le fumet de mouton bouilli sur le feu. Ils sortirent se dégourdir les jambes en marchant au milieu des chameaux dociles qui déambulaient librement. Tsengel et Noyon arrivèrent bientôt au galop, après avoir passé l’après-midi à regrouper ceux qui s’égaraient.

— Vous avez l’air en forme à présent, déclara Tsengel.

— Et nous le sommes, répondit Pitt.

La nourriture, la boisson et le repos avaient rapidement requinqué les deux hommes qui se sentaient étonnamment reposés.

— La cuisine de ma femme. C’est un élixir, dit l’homme en souriant.

Après avoir attaché les chevaux et s’être lavé à l’eau savonneuse, il les raccompagna à la yourte. Un autre repas de mouton et de fromage séché les attendait, accompagné de nouilles cuites. Cette fois, Giordino et Pitt consommèrent leur repas avec moins de délectation. On leur servit de Vairak dès le début du dîner et en plus grande quantité, versé dans des petits bols en céramique qui semblaient ne jamais se vider.

— Vous avez un troupeau impressionnant, déclara Giordino, complimentant son hôte. Combien de têtes ?

— Nous possédons cent trente chameaux et cinq chevaux, déclara Tsengel. Oui, c’est un troupeau satisfaisant, bien qu’il ne représente que le quart de celui que nous avions autrefois de l’autre côté de la frontière.

— En Mongolie-Intérieure chinoise ?

— Oui, la soi-disant région autonome, mais qui n’est guère plus qu’une nouvelle province chinoise, dit Tsengel en contemplant le feu, une lueur de colère dans le regard.

— Pourquoi êtes-vous partis ?

Tsengel fit un signe de tête en direction d’une vieille photographie en noir et blanc sur l’autel, qui montrait un garçon sur un cheval, les rênes tenues par un homme plus vieux. Le regard pénétrant du garçon ne trompait pas, il s’agissait de Tsengel jeune, avec son propre père.

— Sur cinq générations mes ancêtres ont élevé des troupeaux dans l’est du Gobi. Mais cette époque a été chassée par le vent. Il n’y a plus de place pour un simple gardien de troupeau là-bas. Les bureaucrates chinois ne cessent de réquisitionner des terres et se soucient peu de l’environnement. À plusieurs reprises, nous avons été chassés de nos pâturages ancestraux et obligés de conduire nos troupeaux dans les parties les plus hostiles du désert. Pendant ce temps, ils pompent l’eau partout où ils le peuvent, pour la noble cause de l’industrialisation de l’État. Du coup, les pâturages disparaissent sous notre nez. Le désert s’accroît chaque jour, mais c’est un désert mort. Ces fous ne s’en rendront compte que lorsque le sable aura atteint leur capitale, Pékin, sauf qu’à ce moment-là il sera trop tard. Pour faire vivre ma famille, je n’ai pas eu d’autre choix que de traverser la frontière. Les conditions sont rudes, mais au moins, l’éleveur est encore respecté ici, dit-il fièrement.

Pitt prit une autre gorgée de l'airak amer en contemplant la photographie jaunie.

— C’est toujours un crime de retirer à un homme son gagne-pain, dit-il.

Il laissa errer son regard qui s’arrêta sur un tableau au fond de l’autel. C’était un portait ancien, stylisé, d’un homme rondelet, avec une longue barbichette.

— Tsengel, qui est-ce, sur l’autel ?

— L’empereur Yuan, Koubilaï. Le souverain le plus puissant du monde, et pourtant ami bienveillant de l’homme du peuple, répondit Tsengel comme si l’empereur était toujours en vie.

— Koubilaï Khan ? demanda Giordino.

Tsengel hocha la tête.

— C’était une bien meilleure époque lorsque les Mongols régnaient sur la Chine, ajouta-t-il avec nostalgie.

— Le monde d’aujourd’hui est bien différent, je le crains, dit Pitt.

Vairak commençait à faire de l’effet sur Tsengel, qui avait déjà consommé plusieurs bols du puissant breuvage. Ses yeux devenaient plus vitreux et ses émotions plus explosives à mesure que le lait de jument coulait dans sa gorge. Jugeant que cette conversation géopolitique devenait un peu trop sensible pour leur hôte, Pitt essaya de changer de sujet.

— Tsengel, nous sommes tombés sur une chose étrange avant la tempête de sable. C’était un village artificiel gardé par des chameaux en bois. Vous le connaissez ?

Tsengel rit à gorge déployée.

— Ah ! oui, l’éleveur le plus riche du Gobi. Sauf que ses juments ne donnent pas une goutte de lait, dit-il en souriant et en prenant une nouvelle gorgée d’airak.

— Qui l’a construit ? demanda Giordino.

— Une grande équipe est arrivée un jour dans le désert avec beaucoup de matériel, des tuyaux et une machine. Ils ont creusé des tunnels sous la surface qui courent sur plusieurs kilomètres. On m’a même payé pour que j’indique au contremaître le puits le plus proche. Il m’a dit qu’il travaillait pour une compagnie pétrolière d’Oulan-Bator, mais qu’on leur avait fait jurer de ne parler de leur travail à personne. Plusieurs ouvriers à la langue trop pendue avaient d’ailleurs brusquement disparu, rendant l’équipe très nerveuse. Rapidement, ils ont fabriqué ces chameaux en bois et construit les grands réservoirs déguisés en yourtes, puis ils se sont volatilisés. Les citernes du village sont toujours vides et n’ont recueilli que la poussière apportée par le vent. C’était il y a plusieurs mois, et je n’ai vu personne revenir depuis. Comme les autres. Il y a trois autres mêmes camps de yourtes en métal près de la frontière. Et ils sont tous pareils, vides et gardés par les chameaux en bois.

— Est-ce qu’il y a des puits de pétrole ou des forages dans la région ? demanda Pitt.

Tsengel réfléchit un moment, puis secoua la tête.

— Non. J’ai vu des puits de pétrole en Chine il y a plusieurs années, mais aucun dans cette région.

— Pourquoi selon vous avoir camouflé les citernes de stockage et les avoir entourées de troupeaux en bois ?

— Je ne sais pas. Certains disent que les yourtes en métal ont été construites par un riche éleveur pour y recueillir l’eau de pluie et qu’ainsi l’eau sera utilisée pour ramener les prairies. Un chaman prétend que les animaux en bois sont une offrande, déposée en signe d’apaisement après la profanation du désert par les forages. D’autres disent que c’est l’œuvre d’une tribu de fous. Mais ils ont tous tort. C’est simplement l’œuvre des puissants, qui souhaitent exploiter les richesses du désert. Pourquoi masquent-ils leurs efforts ? Pour nulle autre raison que pour masquer leurs cœurs mauvais.

L’airak avait presque achevé Tsengel. Il avala le reste de son bol, puis se leva en chancelant et souhaita bonne nuit à ses hôtes et à sa famille. Titubant vers l’un des lits, il s’effondra sur les couvertures et, quelques minutes plus tard, il ronflait. Pitt et Giordino aidèrent le fils et la femme à débarrasser la table, puis sortirent prendre l’air.

— Je ne comprends toujours pas, fit Giordino en contemplant le ciel. Pourquoi cacher des réservoirs de pétrole vides dans le désert qui ne recueillent que de la poussière ?

— Peut-être que quelque chose de plus important que les citernes y est caché ?

— Comme quoi par exemple ?

— Eh bien par exemple, fit Pitt en donnant un coup de pied dans le sol caillouteux, comme la source du pétrole.

30

En dépit des ronflements sonores de Tsengel, Pitt et Giordino dormirent profondément, Noyon ayant même cédé son lit pour dormir par terre sur des coussins. Tous se réveillèrent au lever du soleil et partagèrent du thé et des nouilles en guise de petit déjeuner. Tsengel s’était arrangé pour que Pitt et Giordino accompagnent Noyon jusqu’au village voisin, les enfants des environs étant conduits à l’école du monastère trois jours par semaine. Pitt et Giordino prendraient le bus avec Noyon, puis attendraient la camionnette de ravitaillement qui venait régulièrement d’Oulan-Bator.

Tout en lui glissant quelques billets poussiéreux dans la main, Pitt remercia Ariunaa pour la nourriture et son hospitalité, et fit ses adieux à Tsengel.

— Nous ne pouvons pas vous dédommager pour votre gentillesse et votre générosité.

— La porte d’une yourte d’éleveur est toujours ouverte. Passez un bon voyage et ayez une pensée de temps en temps pour vos amis du Gobi.

Les hommes se serrèrent la main, puis Tsengel s’éloigna au galop pour s’occuper du troupeau. Pitt, Giordino et Noyon enfourchèrent trois chevaux robustes et se mirent en route vers le nord.

— Ton père est un homme bon, dit Pitt en regardant disparaître à l’horizon le nuage de poussière soulevée par Tsengel.

— Oui, mais il est triste d’être loin de la terre de ses ancêtres. Nous nous débrouillons ici, mais je sais que son cœur est toujours à Hulunbuir, au sud-est.

— S’il réussit à s’en sortir ici, alors il peut réussir n’importe où, déclara Giordino en observant le paysage désolé qui les entourait.

— C’est un combat difficile, mais j’aiderai mon père quand je serai grand. Je vais aller à l’université à Oulan-Bator et devenir médecin, comme ça je pourrai lui acheter tous les chameaux qu’il voudra.

Ils traversèrent une plaine caillouteuse, puis passèrent une série de collines de grès. Les chevaux progressaient sans besoin d’être guidés, tout comme une mule au Grand Canyon qui connaît le moindre centimètre du chemin jusqu’au Colorado. Il ne fallut pas longtemps à Pitt et Giordino pour avoir mal au dos, les chevaux étant équipés de selles mongoles traditionnelles fabriquées en bois. Comme la plupart des enfants des steppes et du désert mongols, Noyon avait appris à monter avant même de savoir marcher et il était habitué à ce harnachement dur et impitoyable. Mais pour des étrangers comme Pitt et Giordino, c’était comme chevaucher un banc public qui galoperait sur une série interminable de ralentisseurs.

— Tu es sûr qu’il n’y a pas un arrêt de bus ou un aéroport dans le coin ? demanda Giordino en grimaçant.

Noyon prit le temps de réfléchir à la question.

— Pas de bus, à part au village. Mais avion, oui. Pas loin d’ici. Je vous emmène.

Avant que Giordino ait pu dire un seul mot, Noyon avait talonné son cheval et s’éloignait au galop vers une montagne à l’est.

— Exactement ce qu’il nous fallait, cette excursion supplémentaire, maugréa Pitt. Ça ne devrait pas nous coûter plus d’une ou deux vertèbres.

— Qui te dit qu’il n’y a pas un Learjet qui nous attend de l’autre côté de cette chaîne de montagnes ? rétorqua Giordino.

Ils se tournèrent vers la piste poussiéreuse que suivait Noyon et s’élancèrent derrière lui. Quand ils arrivèrent au pied du massif montagneux, contournant la partie nord, les sabots des chevaux se mirent à résonner bruyamment sur le grès. Passant quelques gros rochers, ils finirent par rattraper Noyon, déjà assis à l’ombre d’un sommet pointu. Au grand désespoir de Giordino, il n’y avait ni jet ni aéroport, ni le moindre moyen de transport aérien, et ce aussi loin que l’œil pouvait voir. Ce n’était toujours et encore que du désert plat et rocailleux, égayé par d’occasionnels promontoires rocheux. Au moins le garçon avait-il raison sur un point, songea Giordino, ils s’étaient très peu éloignés de leur point de départ.

Pitt et Giordino mirent leurs chevaux au pas en approchant de Noyon. Le garçon leur sourit, puis il tendit la main vers le flanc de la colline derrière lui.

Pitt oberva la pente rocheuse, mais ne distingua rien d’autre qu’une couche de sable rouge. Seuls quelques rochers, de forme étrange, projetaient des éclats argentés.

— Joli jardin minéral, plaisanta Giordino.

Mais Pitt, intrigué, remarqua en s’approchant deux bosses symétriques. Soudain, il se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de rochers, mais de deux moteurs en étoile partiellement enterrés. L’un était attaché au nez émoussé du fuselage retourné, tandis que l’autre était monté sur une aile qui disparaissait sous le sable.

Noyon et Giordino vinrent rejoindre Pitt qui était descendu de cheval pour balayer le sable de l’un des capots enfouis. Levant la tête, stupéfait, il annonça à Giordino :

— Ce n’est pas un Learjet. C’est un Fokker trimoteur.

31

Le Fokker F. VIIB reposait là où il s’était écrasé depuis plus de soixante-dix ans. L’avion retourné avait été recouvert par des tonnes de sable, jusqu’à ce que son aile droite et la plus grande partie de son fuselage disparaissent. À quelques pas, l’aile bâbord avec son moteur avaient été également enfouis, contre les mêmes rochers qui avaient arraché l’aile lors de l’atterrissage forcé. Le nez de l’avion était plié comme un accordéon, et le cockpit rempli de sable à ras bord. Emmaillotés de poussière, les squelettes brisés du pilote et du copilote étaient toujours attachés à leur siège. Pitt balaya une épaisse couche de sable sous la fenêtre du pilote afin de pouvoir déchiffrer le nom presque illisible de l’avion, « Blessed Betty ».

— Drôle d’endroit pour se poser, fit Giordino. Je croyais que tu disais que ces vieux coucous étaient indestructibles ?

— Pratiquement. Les trimoteurs Fokker, comme les Ford, étaient des avions résistants. L’amiral Byrd en a piloté un pour survoler l’Arctique et l’Antarctique. Charles Kingsford-Smith a traversé le Pacifique dès 1928 à bord de son Fokker F. VIII, le Southern Cross. Avec leurs moteurs Wright Whirlwind, ils étaient pratiquement capables de voler sans s’arrêter.

Pitt connaissait bien ce vieil appareil. Il avait lui-même dans sa collection à Washington un trimoteur Ford coincé entre deux voitures anciennes.

— Peut-être qu’ils ont été pris dans une tempête de sable, supposa Giordino.

Tandis que Noyon restait respectueusement à distance et regardait la scène, Pitt et Giordino suivirent le ventre du fuselage vers l’avant incrusté de sable, jusqu’à tomber sur un petit rebord au côté. Après l’avoir dégagé, ils identifièrent le bas d’une porte. Les deux hommes s’attaquèrent au sable et creusèrent un large trou devant la porte. Au bout de longues minutes, ils avaient ouvert un passage près de la porte. Alors que Giordino enlevait une dernière pelletée de sable, Pitt remarqua plusieurs impacts de balles sur le fuselage près de la porte.

— Correction sur la cause du crash, dit-il en passant la main sur les trous. Ils ont été abattus.

— Je me demande bien pourquoi, dit Giordino, pensif.

Alors qu’il s’avançait pour pénétrer à l’intérieur du Fokker, Noyon laissa soudain échapper un petit gémissement.

— Les anciens disent qu’il y a des hommes morts à l’intérieur. Les lamas nous enseignent qu’il ne faut pas les troubler. C’est pour cela que les nomades ne sont jamais entrés dans l’appareil.

— Nous respecterons les morts, lui assura Pitt. Je veillerai à ce qu’ils aient une sépulture correcte afin que leur esprit puisse reposer en paix.

Giordino actionna la poignée et ouvrit doucement la porte. Une masse indistincte faite de morceaux de bois, de sable et de bouts de porcelaine tombèrent de la cabine plongée dans le noir, formant un petit monticule. Pitt ramassa un plat cassé de la dynastie Yuan, sur lequel était représenté un paon bleu saphir.

— Ce n’est pas de la vaisselle ordinaire, fit-il en reconnaissant l’antiquité. À vue de nez, cela date d’au moins cinq cents ans.

Sans être un expert, Pitt avait acquis une certaine connaissance des pièces de poterie et de porcelaine à force de plonger dans les épaves. Bien souvent d’ailleurs, c’était grâce à ces découvertes qu’on parvenait à identifier l’âge d’une épave et déterminer où elle avait pu s’échouer.

— Dans ce cas, nous sommes face au plus grand, mais aussi au plus vieux puzzle du monde, dit Giordino en s’écartant pour laisser Pitt regarder.

L’intérieur de l’avion renfermait un fouillis inextricable. Des caisses écrasées et fendues étaient éparpillées dans les moindres recoins de la cabine, répandant sur le sol un tapis de débris de porcelaine blanc et bleu. Seules quelques caisses coincées près de la queue de l’appareil étaient intactes.

Pitt grimpa dans la carlingue et attendit un moment que ses yeux s’habituent à l’obscurité. La cabine mal éclairée et l’air poussiéreux puant le renfermé glaçaient le sang, tout comme les rangs de sièges en osier suspendus, vides, au plafond. Baissant légèrement la tête, Pitt se dirigea d’abord vers les caisses scellées à l’arrière. Les morceaux brisés de porcelaine crissaient sous chaque pas, l’obligeant à marcher précautionneusement au milieu des décombres.

Il y avait cinq caisses, toutes marquées des mentions FRAGILE et DESTINATAIRE : BRITISH MUSEUM sur le côté. Le couvercle de l’une s’étant ouvert, Pitt le souleva. À l’intérieur, était rangé un grand saladier en porcelaine enveloppé dans un tissu. Vieux de plus de sept cents ans, le bol avait un bord dentelé et était vitrifié en bleu-vert sur une base de terre cuite blanche. Pitt ne put s’empêcher d’admirer sa trouvaille avant de la reposer dans la caisse. Tout le confirmait : l’avion transportait une cargaison de céramiques anciennes et, heureusement, pas de passagers.

Pitt recula vers la porte, bientôt rejoint par Giordino.

— Des indices sur le chargement ? demanda-t-il d’une voix couverte.

— Je sais seulement qu’il était destiné au British Muséum. Quelques caisses au fond sont intactes. On dirait qu’il s’agit exclusivement de porcelaine ancienne.

Pitt continua à explorer l’appareil et se dirigea vers les premières rangées de sièges, près du cockpit. Mais la porte était bloquée, une grande partie de la cargaison y ayant été projetée lors du crash. Pitt enjamba un immense pot désormais en mille morceaux, et avisa une veste en cuir poussiéreuse qui traînait par terre au milieu des fragments. Contournant un tas de porcelaines brisées, il poussa une caisse éventrée pour regarder de plus près et se figea sur place. À la lueur qui filtrait depuis la porte, il vit que la veste était toujours portée par son propriétaire.

Les restes momifiés de Leigh Hunt reposaient là où il avait perdu la vie, des décennies après qu’il ait eu la colonne broyée par le crash. Son bras gauche était encore fermement accroché au coffret en bois jaune tandis que sa main droite osseuse était serrée sur un petit carnet. Un rictus grimaçant avait figé à jamais ses traits, sur un visage bien préservé par l’air sec du désert et la fine couche de silice.

— Pauvre diable ! Il a peut-être survécu au crash et n’est mort que plus tard, supposa Pitt à voix basse.

— On dirait qu’il tenait à ce coffret et à son carnet, répondit Giordino.

Avec un mélange de gêne et de respect, Pitt fit soigneusement glisser le coffre jusqu’à Giordino et arracha le carnet des mains dépourvues de chair. Saisissant un vieux chapeau mou usé par terre, il le posa délicatement sur le visage du mort.

— Je suppose que les pilotes ne s’en sont pas mieux tirés, dit-il en regardant vers l’avant.

Enjambant avec précaution le corps de Hunt, il avança vers le cockpit, essayant de regarder par l’entrebâillement de la porte. Mais le compartiment entier était rempli de sable.

— Cela prendrait la journée entière pour tout dégager, dit Giordino en regardant par-dessus l’épaule de Pitt.

— Ce sera pour la prochaine fois, répondit Pitt, certain que les pilotes étaient dans le même état que Hunt.

Les deux hommes regagnèrent la porte au milieu du fuselage et sortirent dans le soleil. Noyon faisait les cent pas nerveusement, mais lorsqu’il vit Pitt et Giordino sortir de l’appareil, il s’arrêta et sourit. Giordino montra le coffre jaune à Noyon, puis leva délicatement le couvercle. À l’intérieur se trouvaient toujours le tube en bronze et la peau de guépard roulée, aussi bien conservés que lorsque Hunt les avaient découverts.

— Ce n’est pas franchement les joyaux de la couronne, dit-il en contemplant le contenu l’air déçu.

Soulevant le tube dans le soleil, il se rendit compte qu’il était vide.

— Cela devrait nous renseigner, dit Pitt en ouvrant le carnet et commençant à lire à voix haute : « Fouilles de Shangdu. Début le 15 mai 1937. Journal de bord du Professeur Leigh Hunt, chef de l’expédition. »

— Continue, fit Giordino. Je brûle de savoir si la peau de guépard était destinée au marchepied de la bibliothèque du Pr Hunt ou si elle était sur le point d’être transformée en coussin pour le boudoir de sa maîtresse.

— Mes amis, nous devons partir si nous voulons prendre le bus pour le monastère, interrompit Noyon.

— Le mystère attendra, dit Pitt.

Il glissa le carnet dans la poche de sa chemise, puis sortit et referma la porte.

— Et nos amis là-dedans ?

— J’appellerai le Pr Sarghov quand nous serons à Oulan-Bator. Il doit savoir qui, parmi les autorités mongoles, est capable de s’occuper correctement de cela. Nous devons rendre hommage au Pr Hunt et veiller à ce que ces objets, pour lesquels il a donné sa vie, soient restaurés dans les règles de l’art.

— Il faudra aussi veiller à ce que les pilotes et le professeur soient enterrés décemment.

Pitt poussa un tas de sable près de la porte de l’avion pour préserver au maximum son précieux chargement tandis que Giordino mettait le coffret dans une sacoche en cuir. Puis ils remontèrent sur les chevaux tenus par Noyon, retrouvant les inconfortables selles en bois.

— Tu es sûr qu’il n’y avait pas de coussins pour les fesses dans ces caisses ? demanda Giordino avec une grimace.

Pitt se contenta de secouer la tête avec un sourire. Alors qu’ils trottaient en direction du village, il se retourna pour regarder une dernière fois les vestiges poussiéreux du vieil avion, tout en se demandant quels secrets révélerait le journal de Hunt.

Après une heure de chevauchée, ils arrivèrent au petit campement de Senj. Le village, si l’on peut dire, ne figurait certainement pas sur toutes les cartes, n’étant constitué que de quelques yourtes édifiées autour d’un petit point d’eau. Comme la source coulait toute l’année, les éleveurs et leurs troupeaux n’étaient pas obligés de migrer plusieurs fois par an à la recherche de pâturages fertiles. Là encore, les chameaux et les chevaux dépassaient largement en nombre les humains.

Noyon conduisit Pitt et Giordino jusqu’à une yourte au sommet de laquelle flottait une bannière orange, et ils attachèrent les chevaux à un piquet. Plusieurs jeunes enfants, occupés à se courir après, s’arrêtèrent un instant pour dévisager les étrangers avant de reprendre leur jeu. Une fois à terre, Giordino tituba comme un marin ivre, les jambes et les fesses endolories à cause de la selle.

— La prochaine fois, je crois que j’essaierai le chameau et tenterai ma chance entre les bosses.

Pitt était tout aussi éreinté et ravi d’être sur ses pieds.

— Une saison avec le troupeau et vous chevaucherez comme un arat, déclara Noyon.

— Une saison sur cette selle et je serai bon pour l’hospice, marmonna Giordino.

Un vieux villageois, ayant repéré les hommes, s’approcha vivement en boitant et se mit à parler rapidement au garçon.

— Voici Otgonbayar, déclara Noyon. Il vous invite à lui rendre visite dans sa yourte et à déguster un bol d’airak.

Le vrombissement d’un moteur se fit entendre, précédant un petit bus d’un vert passé qui montait une colline et tournait vers le village, dans un nuage de poussière. Noyon regarda le véhicule approcher, et secoua la tête.

— Malheureusement, le bus est arrivé.

— Peux-tu dire à Otgonbayar que nous le remercions pour son invitation, mais que ce sera pour une prochaine fois, dit Pitt.

Il s’avança pour serrer la main du vieil homme, qui fit un signe de tête et sourit, compréhensif, découvrant deux gencives dépourvues de dents.

Le chauffeur klaxonna, stoppant le bus dans un hurlement de freins. Les enfants cessèrent leur course-poursuite et marchèrent en file indienne vers le bus, sautant dans le véhicule dès que la porte en accordéon fut ouverte.

— Venez, fît Noyon en guidant Pitt et Giordino.

L’autocar de fabrication russe, un KAvZ des années 80, modèle 3976, était une relique oubliée de l’armée soviétique. Comme beaucoup d’engins qui avaient fini en Mongolie, il avait été cédé par l’État russe alors qu’il était en bout de vie. Avec ces trois cent mille kilomètres au compteur, on ne pouvait s’attendre à autre chose qu’une vieille carcasse à la peinture délavée, aux fenêtres partiellement brisées et aux pneus lisses. Pourtant, comme un vieux boxeur qui refuse d’abandonner le ring, le bus délabré avait été retapé et renvoyé sur la route pour un dernier round.

Grimpant les marches derrière Noyon, Pitt fut surpris par le chauffeur, un Anglo-Saxon d’âge mûr à la longue barbe blanche. Il sourit à Pitt et ses yeux bleus pétillèrent d’amusement.

— Salut les gars, lança-t-il à Pitt et Giordino. Noyon m’a dit que vous veniez des États-Unis. Moi aussi. Asseyez-vous, on y va.

L’autocar, qui pouvait transporter vingt passagers, se trouvait presque plein après s’être arrêté aux trois campements voisins. Sur le siège derrière le chauffeur, Pitt remarqua un teckel noir et feu, allongé sur le flanc et plongé dans un profond sommeil. Pitt et Giordino prirent place à l’avant. Le chauffeur referma la porte et s’éloigna rapidement du village, écrasant l’accélérateur. En rugissant, le vieil autocar filait bientôt à près de quatre-vingts kilomètres à l’heure.

— Le monastère Bulangiin n’est pas à proprement parler une destination touristique, dit le chauffeur en regardant Pitt et Giordino par le miroir rectangulaire fixé au-dessus du rétroviseur. Vous faites partie d’un circuit à cheval du Gobi ?

— On pourrait dire ça comme ça, répondit Pitt, même si j’espère bien que nous en avons fini avec l’équitation. Tout ce que nous voulons, c’est rentrer à Oulan-Bator.

— Pas de problème. Un camion de ravitaillement d’O-B sera au monastère demain. Si cela ne vous dérange pas de passer la nuit en compagnie de moines en plein trip mystique, vous pourrez vous faire ramener par le camion demain matin.

— Ça nous ira très bien, dit Pitt, en regardant avec amusement le teckel soulevé dans les airs après une embardée, sans même lever une paupière.

— Si je puis me permettre, que faites-vous dans cette région ? demanda Giordino.

— Oh, je suis volontaire pour une fondation archéologique privée qui aide à la reconstruction des monastères bouddhistes. Avant la mainmise communiste sur la Mongolie en 1921, il y avait plus de sept cents monastères dans le pays. Presque tous ont été saccagés et brûlés dans les années 1930 après une épuration. Des milliers de moines ont disparu, soit parce qu’ils ont été exécutés, soit parce qu’ils ont été envoyés dans des camps de travail sibériens où ils sont morts en captivité. Ceux qui n’ont pas été assassinés ont été forcés à renoncer à leur religion, bien que certains aient continué à la pratiquer dans la clandestinité.

— Cela doit être difficile pour eux de repartir à zéro alors que toutes leurs reliques et leurs textes sacrés ont été détruits il y a si longtemps.

— Un nombre surprenant de textes anciens et d’objets de la vie monastique ont été enterrés par des moines prévoyants avant la purge. Des reliques importantes sont retrouvées chaque fois qu’un des vieux monastères rouvre ses portes. Les habitants commencent à reprendre confiance, certains que ce douloureux passé est désormais derrière eux.

— Comment êtes-vous passé d’archéologue à conducteur de car scolaire ? demanda Giordino.

— Il faut avoir beaucoup de casquettes différentes dans la cambrousse, dit le chauffeur en riant. Le groupe auquel j’appartiens ne comprend pas seulement des archéologues, mais aussi des charpentiers, des enseignants et des historiens. Une partie de notre mission consiste à ouvrir des salles de classe pour les enfants du coin. L’éducation est rarement à la portée des enfants des éleveurs nomades, comme vous vous en doutez. Nous enseignons la lecture, l’écriture, les maths et les langues, dans l’espoir de donner à ces gamins du désert la chance d’une vie meilleure. Votre ami Noyon, par exemple, parle trois langues et c’est un génie en maths. Si nous réussissons à lui donner un enseignement suivi tout en évitant qu’une PlayStation lui tombe entre les mains, il a toutes les chances de devenir un bon ingénieur ou un bon médecin. Voilà ce que nous voulons offrir à ces enfants.

Le car avait maintenant atteint le sommet d’une crête, duquel ils purent admirer la vallée étroite en contrebas, traversée par une étendue d’herbe épaisse semée de buissons pourpres qui donnait une touche de couleur au désert monotone. Pitt remarqua de petits bâtiments en pierre essaimés au milieu de l’oasis, non loin de quelques yourtes blanches. Un petit troupeau de chameaux et de chèvres étaient parqués non loin de là, tandis que plusieurs 4 x 4 étaient garés à l’extrémité sud.

— Le monastère Bulangiin, annonça le chauffeur. Il abrite douze moines, un lama, dix-sept chameaux, et à l’occasion un ou deux volontaires affamés venant des USA.

Il suivit de grosses traces de pneus, puis arrêta le car devant une des yourtes.

— L’école est là, dit le chauffeur à Pitt et Giordino tandis que les enfants descendaient.

Noyon leur fit un signe de la main puis sauta à l’extérieur.

— Bon, j’ai un cours de géographie à donner, dit le chauffeur lorsque tous les enfants furent descendus. Dans le grand bâtiment coiffé d’un dragon sur l’avancée du toit, vous trouverez le lama Santanai. Il parle anglais et sera heureux de vous héberger pour la nuit.

— Est-ce que nous vous reverrons ?

— Sans doute pas. Une fois que j’aurai ramené ces enfants chez eux, j’ai promis de m’arrêter dans l’un des villages pour continuer à débattre sur les démocraties occidentales. C’était sympa de discuter avec vous. Bon voyage.

— Merci beaucoup pour le trajet et les renseignements, répondit Pitt.

Le chauffeur prit le teckel endormi sous un bras et ramassa un livre de géographie sous son siège, puis il se dirigea à grands pas vers la classe qui l’attendait dans la yourte.

— Sympa, ce type, dit Giordino en se levant pour descendre de l’autocar.

Pitt, en lui emboîtant le pas, remarqua une plaque accrochée au-dessus du rétroviseur qui disait : bienvenue. votre chauffeur s’appelle clive cussler.

— Oui, dit-il en opinant du chef. Mais il conduit comme Mario Andretti.

Ils se dirigèrent vers trois bâtiments en forme de pagodes, dont les toits évasés étaient recouverts de vieux carreaux en céramique bleue. Le bâtiment central, le plus grand des trois, était le temple principal, flanqué d’un sanctuaire et d’un garde-manger. Pitt et Giordino montèrent la courte volée de marches qui menaient au temple en admirant les lignes courbes des deux dragons en pierre assis sur les avant-toits, et dont les longues queues épousaient la pente raide du toit. Les deux hommes passèrent discrètement l’immense porte ouverte du temple, où ils furent accueillis par une mélopée grave.

Tandis que leurs yeux s’habituaient à la pénombre du lieu éclairé par une seule bougie, ils découvrirent une demi-douzaine de vieux moines assis sur deux bancs se faisant face, vêtus de robes orange safran, leurs têtes rasées parfaitement immobiles tandis qu’ils chantaient. Pitt et Giordino firent silencieusement le tour du temple dans le sens des aiguilles d’une montre, sur la pointe des pieds, puis s’assirent près du mur du fond et écoutèrent le reste du mantra.

Le lamaïsme tibétain est la forme de bouddhisme pratiqué en Mongolie en raison des liens religieux ayant été tissés entre les deux pays il y a des siècles. Avant l’arrivée de Soviétiques, près d’un tiers des hommes mongols étaient des lamas pratiquants, menant une existence ascétique dans l’un des nombreux monastères austères du pays. Le bouddhisme ayant presque disparu durant la période communiste, toute une génération de Mongols se familiarise de nouveau avec la spiritualité de ses ancêtres.

À observer la cérémonie, qui différait peu de celles pratiquées par les lamas des siècles auparavant, Pitt et Giordino ne pouvaient s’empêcher de ressentir un élan mystique. Les effluves de l’encens ravissaient leurs narines, rendant plus exotique encore ce temple antique baigné dans la lueur chaleureuse de la bougie qui vacillait sur le plafond rouge et les bannières cramoisies pendues aux murs. Des statues ternies du Bouddha sous diverses incarnations occupaient chaque angle du temple et ornaient l’autel. Et puis cette mélopée entêtante chantée par les nobles lamas impressionnait les deux hommes.

Les moines au visage ridé répétaient à l’unisson un verset de leur livre de prières ouvert devant eux. Le mantra était répété de plus en plus fort, les voix prenant de l’intensité, jusqu’à ce qu’un lama plus âgé, portant d’épaisses lunettes, frappe soudain sur un tambour en peau de chèvre. Les autres moines se joignirent à lui en faisant tinter de petites cloches de cuivre ou en soufflant dans de grands coquillages blancs jusqu’à faire trembler les murs du temple. Alors, comme si une main invisible avait soudain baissé le volume, le son décrut doucement pour faire place au silence, les moines restant quelques instants encore à méditer avant de quitter leurs bancs.

Le lama aux épaisses lunettes posa son tambour et s’approcha de Pitt et Giordino. Il avait près de quatre-vingt-cinq ans, mais se déplaçait avec la vigueur et la grâce d’un homme bien plus jeune. Son regard sombre et profond, mais chaleureux brillait d’intelligence.

— Les Américains perdus dans le désert, dit-il en anglais avec un fort accent. Je suis Santanai. Bienvenue dans notre temple. Nous avons ajouté une prière à notre cérémonie d’aujourd’hui pour que vous arriviez sains et saufs.

— Veuillez nous excuser pour cette intrusion, fit Pitt, surpris que le lama ait eu connaissance de leur visite.

— Le chemin de l’illumination est ouvert à tous, répondit-il en souriant. Venez, je vais vous montrer notre maison.

Le vieux lama entreprit de montrer le temple à Pitt et Giordino, puis il les conduisit à l’extérieur et les invita à faire le tour des lieux,

— Le monastère d’origine date des années 1820, expliqua-t-il. Les agents du gouvernement, après en avoir chassé les occupants, ont détruit les quartiers de vie et les garde-mangers, puis emmené les fidèles. Pour des raisons inconnues, le temple n’a pas été détruit et est resté à l’abandon pendant des décennies. Les textes sacrés et autres objets de culte ont été récupérés par un éleveur local puis enterrés dans le sable près d’ici. Dès que nous l’avons pu, nous avons rouvert le temple comme pièce centrale de notre monastère.

— Les bâtiments n’ont pas l’air d’avoir souffert du passage du temps, fit remarquer Giordino.

— Grâce aux éleveurs locaux et aux moines clandestins qui ont secrètement maintenu le temple en état pendant les années de répression. Comme il est isolé, cela a aidé à le dissimuler aux regards des athées les plus virulents. Mais il reste encore beaucoup de travail pour le restaurer entièrement, dit-il en désignant un tas de planches et de matériaux de construction. Nous vivons dans des yourtes pour l’instant, mais un jour nous pourrons de nouveau réintégrer nos quartiers.

— Vous et une douzaine de disciples ?

— Oui, il y a douze moines ici, plus un aspirant en visite. Mais notre but est de doubler nos capacités d’hébergement.

Le lama conduisit Pitt et Giordino vers l’un des petits bâtiments construit à côté du temple.

— Je peux vous offrir un lit dans notre garde-manger, puisque les archéologues occidentaux qui l’occupent actuellement travaillent en ce moment sur un autre site près d’ici. Ils ont laissé plusieurs lits de camp que vous pouvez utiliser. Vous souhaitez vous faire conduire demain par le camion d’approvisionnement ?

— Oui, répondit Pitt. Nous avons hâte de regagner Oulan-Bator.

— Nous allons arranger ça. Je dois retourner au temple pour y donner un enseignement. Installez-vous confortablement, et rejoignez-nous pour le repas du soir au coucher du soleil.

Le lama fit volte-face et se dirigea vers le temple à grandes enjambées, sa robe rouge flottant dans la brise. Pitt et Giordino montèrent quelques marches et entrèrent dans le garde-manger, une petite pièce sans fenêtre haute de plafond. Ils durent contourner une immense cloche métallique posée dans l’entrée qui semblait attendre son nouveau clocher. Contre un mur latéral étaient entreposées diverses denrées, comme de la farine, des nouilles ou du thé, face à des corbeilles débordant de couvertures et de fourrures en prévision de l’hiver. Au fond de la pièce, plusieurs lits en toile avaient été dépliés sous un portrait du Bouddha Sakyamuni, assis en tailleur sur un trône en fleurs de lotus.

— C’est bizarre qu’il ait su que nous étions par ici, dit Pitt.

— Le désert est petit, répondit Giordino. Regarde le côté positif. Nous n’allons pas être obligés de dormir par terre et nous avons du temps pour nous détendre avant que notre chauffeur arrive. D’ailleurs, je crois que j’aimerais tester notre nouvel hôtel dès maintenant, dit-il en s’allongeant sur l’un des lits pliants.

— J’ai un peu de lecture à faire, répondit Pitt en se dirigeant vers la porte avant que les ronflements n’emplissent le garde-manger.

Une fois assis sur le perron du bâtiment, il regarda, pensif, le vieux temple et la vallée poussiéreuse qui s’étendait au-delà. Puis il ouvrit son sac à dos et se mit à lire le journal du Pr Leigh Hunt.

32

— Au revoir, Dirk. Dis au revoir pour moi à ton ami Al.

Noyon avait bondi sur les marches et déjà s’inclinait. Pitt se leva et serra la main du garçon, s’émerveillant de la maturité de cet enfant de dix ans.

— Adieu, mon ami, répondit Pitt. J’espère que nous nous reverrons.

— Oui. La prochaine fois, vous monterez les chameaux, lança le garçon en souriant avant de s’élancer vers le car qui attendait non loin du monastère.

Les portes se refermèrent derrière lui et l’autocar démarra en vrombissant vers la colline et le soleil couchant.

Le vieux moteur réveilla Giordino qui arriva mollement sur le porche tout en s’étirant.

— Noyon et les autres enfants sont repartis chez eux ?

— Il vient de passer nous faire ses adieux. Il m’a chargé de te dire qu’il te réservait son meilleur chameau pour une excursion, dès que tu le souhaites.

Pitt plongea le nez dans le journal de Hunt, fasciné.

— Alors, cette saga de notre archéologue momifié ?

— Tu n’y croirais pas...

Giordino, en voyant le visage sérieux de Pitt, s’assit sur les marches.

— Qu’as-tu découvert ?

— Eh bien le Pr Hunt, son assistant mongol et une équipe d’ouvriers chinois fouillaient les vestiges d’une cité perdue dans le nord de la Chine, nommée Shangdu.

— Jamais entendu parler.

— Tu la connais peut-être sous son nom occidental romantique... Xanadu.

— Encore ! s’exclama Giordino en secouant la tête. Est-ce qu’elle a vraiment existé ?

— Très certainement. C’était là qu’avait été construit le palais d’Été de Koubilaï Khan, à environ deux cents kilomètres de Pékin, afin d’échapper à la chaleur de l’été. Entouré d’un terrain de chasse privé ceint par de hauts murs, il abritait également une ville de plus de cent mille habitants. Lorsque Hunt l’a découvert, il n’était déjà plus qu’un tas de cailloux et de poussière au milieu d’une vaste plaine.

— Donc les objets trouvés dans l’avion datent du règne de Koubilaï Khan ? Ils doivent valoir une petite fortune. Enfin, ceux qui n’ont pas été cassés en mille morceaux lors du crash.

— Possible. Mais Hunt semblait déçu par sa découverte. Il écrit qu’il n’avait rien découvert de remarquable jusqu’au dernier jour, quand il est tombé sur le coffret et la peau de guépard.

Pitt avait le coffret à côté de lui sur les marches, qui renfermait la peau de guépard et le tube de bronze. Il se saisit de la peau.

— Hunt en parle peu, mais regarde, dit-il en étalant la fourrure de façon à faire apparaître l’envers, où étaient peintes huit petites fresques.

La première image montrait une grande jonque chinoise descendant une rivière, remorquée par deux plus petits navires. Sur les suivantes on pouvait voir des navires en mer, puis les mêmes ancrés dans une petite baie. La dernière mettait en scène un bateau en flammes dans la baie, une bannière déchiquetée représentant un chien bleu flottant au mât du navire, enflammée. Sur la rive, il y avait des caisses entassées près de l’embarcation, elles aussi consumées par le feu. Les flammes et la fumée dévoraient la terre autour de la baie.

— On dirait que ça raconte un voyage qui s’est fini par un violent incendie, dit Giordino. Peut-être ont-ils rencontré des adversaires qui étaient doués pour le feu grégeois... Ou alors ils se sont ancrés trop près d’un feu de forêt et pour peu qu’il y ait eu du vent... L’archéologue britannique n’en a fait aucune interprétation ?

— Aucune. Je me demande même s’il a eu le temps de découvrir ces peintures avant de mourir.

— Et le coffret ?

— Ce n’était pas le coffre qui était digne d’intérêt, mais le tube en bronze. Ou plutôt, quelque chose qui se trouvait à l’intérieur. Un rouleau de soie sur lequel était peinte une carte au trésor menant à une découverte extraordinaire.

— Le tube était vide quand nous l’avons trouvé. Tu crois que la carte se trouve toujours à bord de l’avion ?

— Tiens, lis les derniers paragraphes, dit Pitt en passant le carnet à Giordino, ouvert à la dernière page.

5 août 1937 : En route pour Oulan-Bator en avion. C’est le cœur lourd que je rapporte une terrible découverte. Tsendyn, mon loyal assistant, partenaire et ami, m’a finalement trahi. Le rouleau de soie a disparu, volé dans son tube que je gardais pourtant soigneusement. Tsendyn est la seule personne qui a pu s’en emparer, me poignardant dans le dos juste avant le décollage de l’avion. Avec lui, la piste menant à G.K. est perdue. Je vais tâcher de me rappeler la carte, puis je constituerai un petit groupe à O.B. pour commencer des recherches.

Peut-être au moins rencontrerai-je Tsendyn sur les pentes du Burkhan Khaldun et obtiendrai-je réparation. Mon seul espoir le paragraphe s’achevait au milieu de la phrase, puis le texte reprenait d’une écriture tremblante. Giordino remarqua que la page couverte de poussière était tachée de sang.

Date inconnue : Nous nous sommes écrasés dans le désert, abattus par un avion de guerre japonais. Les pilotes sont morts. Je crains que mon dos et mes jambes soient brisés. Incapable de bouger. J’attends les secours. Je prie pour qu’on nous trouve bientôt. La douleur est insupportable.

Puis, plus tard :

Dernière communication. Plus d’espoir. Mes regrets sincères à Leeds du British Muséum et mes affectueuses pensées à ma chère femme, Emily. Que Dieu sauve nos âmes.

— Pauvre diable, fit Giordino. Cela explique pourquoi il était dans cette position. Il a dû rester là plusieurs jours avant de mourir.

— Il devait souffrir d’autant plus qu’il avait été volé.

— Alors, quel est ce trésor sur la carte ? Qu’est-ce que c’est que G.K. ?

— Hunt parle du parchemin en soie un peu plus tôt, au moment où il l’a découvert. Il était convaincu tout comme son assistant, Tsendyn, qu’il s’agissait de la carte révélant l’emplacement d’une sépulture perdue. Sa situation dans les montagnes Khentii de Mongolie, les inscriptions royales et même la légende du chameau qui pleurait, tout concordait avec les données historiques. La carte en soie indiquait l’endroit de la demeure éternelle de Gengis Khan.

Giordino laissa échapper un sifflement, puis secoua la tête.

— Gengis Khan, hein ? On a dû lui fourguer une fausse carte. Le vieux Gengis n’a pas encore été retrouvé. L’emplacement de son tombeau est l’un des plus grands mystères archéologiques de la planète.

Pitt, l’esprit assailli par une flopée d’images, semblait plongé dans la contemplation d’un nuage de poussière tourbillonnant à l’horizon. Puis ce fut son tour de secouer la tête.

— Au contraire. Son tombeau a bien été retrouvé, dit-il doucement.

Giordino le regarda, incrédule, mais il s’abstint de mettre en doute l’affirmation de Pitt. Ce dernier feuilleta les premières pages du journal et montra le passage à Giordino.

— L’assistant mongol de Hunt, Tsendyn. Son nom de famille était Borjin.

— Impossible. Son père ?

— Si je ne me trompe pas, nous avons récemment visité le tombeau en marbre du défunt Tsendyn Borjin.

— Si c’était le père de Borjin dans la chapelle en pierre, alors le sarcophage au centre de la pièce...

— Exactement, fit Pitt avec solennité. Le tombeau de Gengis Khan se trouve dans le jardin de Tolgoï Borjin.

* * *

Ils rejoignirent le lama et les moines au coucher du soleil pour dîner dans l’une des yourtes. Tout comme leurs repas précédents, le menu était frugal : soupe de légumes avec des nouilles, accompagnée d’un thé noir terreux. Les moines mangeaient dans un respectueux silence, se contentant de hocher la tête aux rares paroles du lama. Pitt étudia nonchalamment les visages ratatinés des moines qui esquissaient des gestes lents et précis. La plupart étaient âgés de plus de soixante ans et leur regard pénétrant éclairait leur visage ridé. Tous avaient le crâne rasé de près, sauf un homme plus jeune de forte corpulence. Il avala rapidement son repas, puis se tourna vers Pitt à qui il ne cessait de sourire tandis que les autres mangeaient encore.

Après le dîner, Pitt et Giordino assistèrent à la prière du soir dans le temple, puis se retirèrent dans le garde-manger. Pitt ne pouvait détacher sa pensée du journal de bord, et il était plus impatient que jamais de regagner Oulan-Bator. Alors qu’ils se préparaient à se coucher, il tira un des lits près de la porte.

— Tu ne peux plus supporter de dormir entre quatre murs ? se moqua Giordino.

— Non, fit Pitt. Quelque chose me perturbe.

— Moi, c’est l’absence d’un repas décent depuis une semaine qui me perturbe, dit Giordino en se glissant sous une couverture.

Pitt sortit d’une étagère une boîte ouverte qui contenait de l’encens, des chapelets et autres objets de prière bouddhistes. Après avoir fouillé dedans quelques minutes, il éteignit la lampe à kérosène et rejoignit Giordino, déjà dans les bras de Morphée.

* * *

Le rodeur vint peu après minuit. Doucement, il entrebâilla la porte du garde-manger juste assez pour se faufiler à l’intérieur, baignant l’entrée d’une clarté lunaire. Après avoir hésité un moment, essayant d’habituer ses yeux à la pénombre, il se dirigea lentement vers le lit le plus proche. En chemin, il heurta du pied une petite cloche de prière posée sur le sol. Lorsque le tintement métallique emplit la pièce silencieuse, l’intrus se figea et se retint de respirer. Tandis que les secondes s’écoulaient, il tendait l’oreille à l’affût du moindre mouvement, mais seul le silence lui répondit.

Alors l’homme s’accroupit et tâtonna autour de lui. Après avoir trouvé la cloche, il la poussa précautionneusement sur le côté. Ses doigts reconnurent une deuxième cloche, qu’il déplaça doucement avant de s’approcher du lit. Il y distinguait à peine le corps endormi, immobile sous une couverture. Il se saisit d’une épée étincelante à double lame, qu’il abattit avec force sur la forme allongée. La lame acérée comme un rasoir frappa juste sous l’oreiller, dans le but de trancher le cou du dormeur.

Mais quelque chose clochait. Il eut l’impression d’avoir raté son coup, ne vit aucune goutte de sang et ne perçut pas le râle de la victime à l’agonie. L’épée avait traversé le lit et s’était enfoncée profondément dans le montant en bois. La stupéfaction avait pétrifié le tueur au moment où il se rendait compte qu’il était tombé dans un piège. Mais il était déjà trop tard, Pitt fonçait droit sur lui, parfaitement repérable sous le rayon de lune. Entre ses mains, Pitt brandissait une pelle qu’il avait récupérée sur le site de fouilles et cachée sous son lit. À un pas du lit qu’il avait bourré d’oreillers, il prit son élan et frappa la silhouette noire.

Comme l’intrus avait entendu Pitt se rapprocher, il lança son épée devant lui à l’aveuglette, décrivant un large arc de cercle.

Mais Pitt avait été plus rapide. La tranche de la pelle s’écrasa sur sa main alors qu’il essayait de parer le coup. Le craquement des os broyés fut rapidement suivi d’un cri de souffrance à vous glacer le sang, qui retentit dans tout le monastère.

L’assassin laissa tomber l’épée qui rebondit bruyamment sur le plancher. Peu désireux de se battre en duel, il attrapa sa main meurtrie et recula en titubant vers l’entrée. Pitt frappa à nouveau, manquant de peu l’agresseur. Puis, passant par-dessus le lit vide, il frappa encore, projetant sa pelle de toutes ses forces sur l’intrus qui se dirigeait vers la porte. La tête de la pelle entailla l’arrière de la jambe de l’homme juste sous le mollet.

Sous la nouvelle douleur, le tueur perdit l’équilibre et s’écroula violemment sur le sol, incapable d’amortir sa chute de sa main brisée. Pitt entendit un craquement semblable à un coup de batte de base-ball, et comprit que l’homme s’était cogné brutalement contre la cloche, invisible dans l’obscurité.

Giordino rejoignit alors Pitt, contourna le lit et ouvrit la porte d’un coup de pied. Sous la clarté nocturne, ils virent le corps inanimé de l’homme, la tête bizarrement tournée de côté.

— Il s’est brisé le cou, dit Giordino observant la silhouette immobile.

— Un meilleur traitement que celui qu’il nous réservait, dit Pitt en posant sa pelle contre le mur pour s’emparer de l’épée.

Le perron fut soudain illuminé, puis le lama et deux moines entrèrent dans le garde-manger, portant chacun une lampe à pétrole à la main.

— Nous avons entendu un cri, dit le lama avant de baisser les yeux.

La tenue rouge vif portée par le mort étincelait sous la lumière que diffusaient les lanternes, et même Giordino était choqué de le voir habillé de la robe des moines bouddhistes, symbole de non-violence. Le lama reconnut immédiatement les courts cheveux noirs et le visage juvénile de l’homme à terre.

— Zenoui, dit-il sans émotion. Il est mort.

— Il a essayé de nous tuer, dit Pitt en lui montrant l’épée et les couvertures lacérées. Je lui ai asséné un coup de pelle et il a trébuché, puis est tombé sur la cloche en se brisant la nuque. Je suppose qu’il a d’autres armes sur lui.

Le lama se tourna vers un des moines à qui il parla en mongol. Celui-ci s’agenouilla et fit courir sa main sur le cadavre. Soulevant un pan d’étoffe, ils virent un poignard et un petit pistolet automatique accrochés à sa ceinture.

— Ce n’est pas le chemin du dharma, fit le lama, choqué.

— Depuis combien de temps était-il au monastère ? demanda Pitt.

— Il est venu la veille de votre arrivée de l’État d’Orhon au nord, expliquant qu’il traversait le Gobi à la recherche de la paix intérieure.

— Il l’a trouvée maintenant, fit Giordino avec un sourire affecté.

Le lama réfléchit à la conversation qu’il avait eue avec le faux moine et regarda Pitt et Giordino d’un air soupçonneux.

— Il a posé immédiatement des questions sur deux étrangers qui traversaient le désert. Je lui ai dit que nous ne savions rien de vous, mais qu’il y avait de bonnes chances pour que vous passiez par ici puisque le camion de ravitaillement hebdomadaire reste le moyen de transport le plus fiable de la région pour regagner Oulan-Bator. Après quoi, il a affirmé vouloir vouloir prolonger son séjour.

— Ce qui explique pourquoi vous étiez au courant de notre visite, dit Pitt.

— Mais pourquoi a-t-il attenté à votre vie ?

Pitt essaya d’expliquer brièvement leurs mésaventures, jusqu’à leur fuite de la propriété de Borjin où ils avaient espéré retrouver les prospecteurs pétroliers.

— Cet homme était certainement un employé de Borjin.

— Alors ce n’est pas un moine ?

— Je dirais que ce n’était certainement pas sa vocation première.

— Il ignorait en effet beaucoup de nos coutumes, dit le lama.

Le visage anxieux, il ajouta :

— Un meurtre au monastère, je le crains, va nous causer de gros problèmes avec les autorités.

— En réalité, sa mort est un accident. Rapportez-la en tant que telle.

— Nous nous passerions bien d’une enquête, marmonna Giordino.

— Oui, acquiesça le lama. Quand vous serez partis, c’est ce que nous rapporterons aux autorités.

Il demanda à deux moines d’envelopper le corps dans une couverture et de le transporter à l’intérieur du temple.

— Je regrette que votre visite chez nous ait mis vos vies en danger, dit-il.

— Et nous, nous regrettons de vous avoir attiré de tels ennuis, répondit Pitt.

— Puisse le reste de votre séjour s’écouler dans la paix, dit le lama avant de se diriger vers le temple pour y dire une brève prière.

— Bon travail de détective ! s’exclama Giordino en refermant la porte du garde-manger et repoussant le lit de camp endommagé. Comment savais-tu qu’il y avait un faux moine dans le tas ?

— Juste une intuition. Il n’avait pas l’air pénétré comme les autres et en plus, il n’arrêtait pas de nous regarder pendant le dîner, comme s’il connaissait notre identité. De là à faire le lien avec Borjin, tout à fait capable de déléguer un faux moine pour nous tuer, il n’y avait qu’un pas.

— J’espère qu’il n’est pas venu avec ses potes. Bon, je te dois bien une faveur maintenant.

— C’est-à-dire ?

— C’est moi qui vais être de garde pendant le reste de la nuit, dit-il en cachant la pelle cabossée sous son lit tout en se glissant sous les couvertures.

* * *

Le camion de ravitaillement arriva le lendemain en fin de matinée, se délestant de plusieurs caisses de légumes frais ainsi que de produits lyophilisés qui furent stockés dans le garde-manger. Après avoir aidé à décharger le camion, les moines se rassemblèrent dans le temple pour un temps de méditation. Le lama s’attardait à bavarder avec le chauffeur tandis que Giordino et Pitt s’apprêtaient à partir.

— Le chauffeur est ravi d’avoir un peu de compagnie, car le voyage jusqu’à Oulan-Bator dure près de cinq heures.

— Nous vous remercions sincèrement pour votre hospitalité, dit Pitt avant de jeter un coup d’œil vers le temple dans lequel on avait installé le corps du tueur. Quelqu’un est-il venu s’enquérir de notre homme ?

— Non, répondit le lama en secouant la tête. Il sera incinéré dans quatre jours, mais ses cendres ne resteront pas au monastère. Il ne portait pas l’esprit de Sakyamuni dans son cœur.

Le vieux lama se tourna vers Pitt et Giordino.

— Mon cœur me dit que vous êtes des hommes d’honneur. Que votre voyage se fasse dans la paix et que vos âmes pures vous aident à trouver ce que vous cherchez.

Le lama s’inclina profondément et Pitt et Giordino lui rendirent sa salutation avant de grimper dans le camion. Le chauffeur, un vieux Mongol édenté, les gratifia d’un large sourire puis démarra et quitta tranquillement le monastère. Le lama les suivit des yeux, tête baissée, jusqu’à ce que le camion soit hors de sa vue et que la poussière ait fini de maculer sa robe et ses sandales.

Dans le camion qui traversait en cahotant le désert, Pitt et Giordino restèrent silencieux, réfléchissant tous deux aux paroles d’adieu du lama. On aurait dit que le vieil homme ratatiné savait ce qu’ils cherchaient, et qu’il leur avait donné sa bénédiction.

— Il faut aller là-bas, murmura enfin Pitt.

— A Xanadu ? demanda Giordino.

— A Xanadu, confirma Pitt.